Apogée

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Affalé au fond de sa chaise inconfortable, l'homme pensait aux évènements qui, aussi insignifiants soient-ils, connaissent leur apogée lorsqu'ils prennent fin, et ça ne manquait pas de le surprendre encore. Puis il se versa un autre verre.
Ni l'alcool ni la fatigue ne pouvaient être rendus responsables de son front plissé, de cette inclination lente à se laisser envahir par le dégoût . Acariâtre dès le sixième verre, à présent il maudissait son existence à s'en donner la nausée. Si celà avait été possible, il aurait préféré vomir ses résidus d'idées plutôt que ce gin à vingt euros, bien étalés sur le parquet de ce salon aussi mal décoré que bien entretenu, tout ce qui avait bien pu exister d'idées en lui. Une introspection à l'extérieur, une autopsie de son propre cadavre, ça le ferait bien marrer de voir toutes les saloperies qu'il s'était forgées pour paraître moins vide.

La vie est une infirmité, pensa-t-il, sans besoin d'évoquer les figures classiques vers lesquelles cette pression sur son crâne l'amenait. Chères aux intellectuels comme aux dévôts illetrés des représentations esthétisantes, qui bénissaient les symbôles en espérant que le génie soit la propriété de ceux qui détiennent les mots et les noms des hommes qui en sont réellement pourvus. Quelle merde le génie n'empêche, tous ces prétendus intellos qui fantasment sur des monstres qui n'ont jamais rien eu d'autres à offrir au monde que leurs "impressions"; Quelque part, et c'est bien heureux, ces jeunes hommes et ces jeunes femmes n'auront jamais à savoir que le génie est moins un original qu'un infirme.

Bonne nouvelle, l'alcool avait perdu son âpreté, il allait pouvoir continuer à boire jusqu'à ce qu'il ne distingue plus rien autour de lui. La pièce tournait doucement de façon irrégulière autour d'un axe qu'il imaginait transpercer la table, et sur cette table, la lettre qu'elle lui avait écrite. Son regard se posa instinctivement ailleurs, revenu quelques instants à une réalité plus sobre, dégrisante, où les gens n'étaient pas cet amas grouillant de créatures immondes, qui ne s'entendaient qu'à devenir davantage médiocres, davantage conformes.

Les bras maintenant ballants, la tête renversée, découvrant une chemise largement ouverte sur une démonstration tristement manifeste de son goût pour la mode et le superficiel. Clairvoyant malgré lui, l'ivresse aiguisait aussi la critique qu'il se destinait, comme il était facile de livrer une image de soi répudiant toute vanité, recherchant la justice et la vérité au milieu de cette foule d'adversaires sans envergure. Quitte à mesurer ses forces, pourquoi ne jamais avoir quitté la boue ? La réponse lui était évidente, confronté à des soleils sa lumière souffrirait d'être si pâle, tandis qu'ici, dans les limbes, il était roi. En réalité, se dit-il, les gens me déplaisent parce qu'ils refusent d'assumer d'être différents de ce qu'on attend d'eux, et moi, sans m'y opposer, je décide de ne pas jouer le jeu, mais d'y occuper la place de l'arbitre, c'est aussi dégueulasse au final, je ne plonge peut-être pas dans des abîmes de faux-semblant et d'hypocrisie collective, mais je n'assume pas ma vraie nature, ma véritable perversité qui serait d'affirmer : "On arrête tout. Je n'en ai pas envie."

Devant tant de choses à penser, il grommela.
-qu'est ce que ça peut bien me foutre tout ça ? Plus un bruit, quatre heures c'est une heure morte. Qu'est ce qu'il avait à perdre qui n'ai pas déja disparu ? Le hasard, l'incertitude des dix prochaines heures, un coup de téléphone...
Rien n'avait peut-être plus de poids dans le déroulement de son existence que la contingence.
Il y croyait au fond, juste avant que le poison qu'il avala ne mit fin à une réflexion qui s'amorçait et qu'il aurait détesté avoir.