Psychologie

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J'avais autrefois un ami, avec qui je partageais mes après-midis, mes soirées et ces quelques heures nocturnes étrangement hors du temps que nous appelions l'hyper-nuit.
Nous avions de nombreux points communs et suffisament de divergences pour nous intéresser l'un à l'autre sans nous lasser. Fait remarquable s'il en est, je n'ai jamais partagé l'intimité de son propre cercle d'amis, et sa famille est restée pour moi un mystère. Avec le recul, je m'aperçois que des pans entiers de son existence me sont tout à fait inconnus. Je revois son visage tranquille, son enthousiasme juvénile qui, spontanément, venait jeter sur nos conversations une fraîcheur inattendue.
Je me souviens également de nos conversations interminables, accompagnées par les jeux vidéos et la musique, tantôt spectateur, tantôt acteur, guitare ou manette à la main, à suspendre quelques minutes les mots lors d'instants particulièrement précieux. Dans les brumes de nos nuits trop courtes, il y a pourtant une partie de sa vie privée sur laquelle mon ami se livrait volontiers. Nous avions fait nos études dans la même université, en sciences humaines. J'avais choisi les sciences sociales, et plus précisément la sociologie, tandis qu'il s'était voué à la psychologie.
Des années plus tard, je ne pouvais m'empêcher de lui faire remarquer comme je trouvais curieux qu'il ait fait ce choix compte tenu de son caractère si rationnel.

Lorsque nous abordions le sujet, je lui faisait sentir par mes questions que je restais dubitatif sur cette science de l'esprit qu'est la psychologie. En bon pédagogue, car oui, c'était un excellent enseignant, il m'expliquait, sans se vexer ni sans émettre de doutes sur ma propre compréhension du phénomène, qu'il n'était ni question de science ni d'esprit. En définitive, la science relevait pour lui d'une croyance empirique, et l'esprit d'une croyance métaphysique.
Seulement, disait-il, comme il est nécessaire d'obtenir des résultats, en tant que thérapeute, il est impossible de fonder sa pratique sur une double croyance. Ce serait leurrer à la fois les patients et se leurrer soi-même.
A titre personnel, je connaissais moins la psychologie que les personnes qui y ont recours pour se soigner. Or, il me semblait que la thérapie consistait principalement en l'exercice d'une pensée magique entretenue par le thérapeute, une croyance en sa propre guérison induite par les mécanismes du langage et, j'osais le lui présenter de cette façon, par la manipulation.
Son début de sourire, du coin des lèvres, me manque. Cette façon pleine de douceur qu'il avait de me ménager tout en se gardant de ne pas m'indiquer mes erreurs. Cette fermeté subtile dans la conversation était une vraie leçon pour moi.
Je ne buvais pas ses paroles, et je n'ai jamais souhaité de maître à penser, encore moins vivant. Mais il me démontrait que je pouvais être exigeant sans faire preuve de sévérité ou d'intransigeance. Et il le démontrait juste par son comportement, sans une leçon, sans l'énonciation de principes ou de morales.

Joachim ! lançait-il avec un rictus, je ne guéris personne ! Et personne ne guérit en étant suivi par un psychologue ! Le fait est que le sens commun prête à la psychologie des vertus qu'elle n'a pas. Tu sais quoi ? Je vais te révéler un putain de secret. Parmi tous ces gens qui viennent sonner à ma porte, et ceux qui consultent à l'hôpital, la majorité de ces gens là, je ne peux rien faire pour eux. Ils sont à la recherche de quelque chose qui n'est pas thérapeutique, ils souhaitent simplement abandonner le processus de décision à quelqu'un d'autre.
Certains viennent chercher des conseils de vie, des méthodes pour gagner du temps, du coaching en quelque sortes. Tu vois, c'est un peu comme s'ils prêtaient au psychologue le pouvoir d'écrire et de leur expliquer un Walkthrough, tu vois ce que je veux dire ? C'est comme un jeu vidéo en définitive, cette population là consulte le psy pour obtenir un manuel de trucs et astuces personnalisé, de manière à mieux fonctionner, plus efficacement. Les autres, c'est différent. Y a des gens qui souffrent vraiment, qui ne recherchent pas à optimiser leur comportement, mais déjà, et ce serait un bon début, à souffrir moins, de manière tolérable. Pour eux, voilà ce que fait la psychologie, du moins voilà ce que j'en fais, mais à mon sens toute autre interprétation c'est de la masturbation intellectuelle ou de l'expérimentation bien hasardeuse. Tu vois le genre ? Entre coaching, maraboutisme et gourou post new-age, le genre de psy qui va te demander de retrouver ton enfant intérieur et toutes ces conneries.
Bref, la seule chose qu'on puisse faire, c'est d'aider les gens à se révéler à eux-même. La prise de conscience de soi. Sans détours, sans faux-semblants, bas les masques ! Ah ah ah, ouais tu peux rire, c'est aussi simple que ça. Mais ça l'est pas du tout, simple. La plupart des gens vivent avec un ou plusieurs masques vissés sur le visage. L'honnêteté ! C'est un principe dont on a détourné le sens. Qui en a quelque chose à foutre d'être honnête avec autrui ? Non mais à part la justice, sérieusement ? L'honnêteté c'est quand tu es assis devant un miroir et que tu chiales un bon coup parce que, oui, tu as pris du poids mais aussi parce que tu as réellement envie de te remettre au sport. C'est la même chose avec les femmes. Non ?
Tu te rends compte de la somme de choses qu'elles doivent assumer publiquement, en famille, y compris devant leur conjoint, et dont elles n'ont absolument rien à faire, ou même pire, avec lesquelles elles sont complètement en opposition ? Ouais, je te vois venir, les hommes c'est pareil. Mais évidemment que c'est pareil ! A partir du moment où une personne commence à jouer un personnage, non pas par plaisir ou par jeu, c'est la fin de son intégrité psychique. Tôt ou tard cette personne sera coincée entre croire en son mensonge ou rembobiner sa vie et prendre une sacrée claque dans la tronche.
Voila mon boulot, révéler les gens à eux-mêmes. Quant à ceux qui ne peuvent le faire, par manque de facultés intellectuelles, ou parce qu'un ou plusieurs traumatismes ont altéré profondément cette capacité, je ne vais pas te mentir, cela ne relève pas de la psychologie. La psychologie n'est pas magique, elle ne peut pas inventer ce qui est manquant. On cherchera tout au plus à travailler sur les comportements, ce qui est drôlement moins intéressant en définitive.

Cette conversation, nous l'avons eu il y plusieurs années. Et bien que nous soyons revenus sur ce sujet de nombreuses fois, c'est celle-ci qui me revient maintenant que tout est fini.
La veille, nous étions allés manger dans une pizzeria où nous avions nos habitudes. Il m'a parlé d'un jeu qu'il avait acheté dans la nuit, de son manque de sommeil, des seins de sa stagiaire, et des places du concert que je devais réserver en rentrant chez moi. Je n'avais pas vraiment réagi quand il m'a demandé de ne pas lui prendre sa place, j'ai pensé qu'il avait certainement autre chose à faire. Nous nous sommes quittés dans un fou rire, devant sa voiture. Inventer des jeux de mot était un exercice constant, et ce coup là il avait fait très fort. Je riais encore aux larmes sur la route pour chez moi.
Puis dans la nuit, il s'est suicidé.
Les pompiers l'ont retrouvé allongé sur son canapé, le visage serein. Pas de lettres justifiant son geste. On ne trouva rien qui intéressa sa famille, ses amis, ou la police. Il avait ingéré une dose savamment dosée de pentobarbital de sodium et du jus de pomme. Il est mort en quelques minutes.
Lors de ses funérailles, je me suis senti très seul. Toute sa famille était là, et quelques amis proches. Toutefois personne ne me connaissait. J'entendais gêmir de douleur des gens qui me semblaient n'avoir jamais fait partie de sa vie. Comme des acteurs sortis d'un court d'art dramatique. J'ai passé la nuit suivante à me demander ce que je ressentais. Mais ce n'était pas de la tristesse. J'étais simplement déçu. Déçu qu'il ne m'en ai pas parlé. Peut-être qu'il considérait que je n'étais pas prêt à accepter. C'est ça qui me déçevait. Bien sûr il me manquerait, mais on finit toujours par oublier.

C'était il y a un an, et ce matin j'ai reçu un mail. Un mail de mon ami. Il s'est arrangé, il me l'explique, pour que je le reçoive un an après sa mort.
Dans ce mail, juste une phrase laconique :
"C'était moi jusqu'au bout."