A l'occasion d'une nuit bien entourée, en finissant ma huitième bière, me sont parvenues les restes d'une énigme longtemps supposée irrésoluble :
L'adulte, au fond, qu'est ce que c'est ? Paradoxalement, je trouvais à tous les spécimens de ce sous-genre de la race humaine des caractéristiques communes, sans pour autant pouvoir en définir un fonctionnement qui leur soit propre à tous.
S'il est vrai que la plupart des adultes ont plus de 6 ans, en revanche, l'observation ne permet pas d'identifier des schémas comportementaux évidents et partagés par l'ensemble de ces animaux (pour lequels, je le rappelle, j'ai la plus profonde sympathie).
C'est vrai, rien ne vous oblige à croire à la conscience chez le singe ou le dauphin, et vous n'êtes probablement pas convaincus qu'elle puisse se manifester chez le pigeon, le cerf ou les oiseaux qui s'élancent avec grâce contre les baies vitrées tout juste installées.
Or l'adulte, qui n'est peut-être pas l'espèce la plus gâtée dans le règne animal, possède cependant la conscience. C'est un point irréfutable; l'adulte possède la conscience comme vous possédez la propriété privée, la liberté d'expression, le droit au travail, ou bien un abonnement à une salle de sport.
Il en fait d'ailleurs le même usage. Le phénomène conscient a d'abord été pour lui une curiosité, puis l'objet d'un enthousiasme vite essoufflé. Mais ne lui jetons pas la pierre trop vite, car l'adulte est handicapé.
Évidemment, c'est facile de rire confortablement assis sur sa conscience bien entrainée, sans une once de contextualisation; mesdames, messieurs commençons par tordre le cou à une idée reçue : On ne devient pas adulte, on naît comme ça.
J'en profite pour préciser, avant qu'on ne me taxe de racisme, et en guise de préambule pour la suite, les formalités d'usage; il y en a des très biens, j'ai même un ami adulte, moi j'ai rien contre, sauf que c'est pas la même culture comprenez ? L'éducation chez ces bêtes là c'est pas comme chez nous. Et pis faudrait regarder à la télévision, ya qu'à voir, ya que ça. N'empêche qu'ils se reproduisent à une vitesse... Ah non ! mais attention, certains sont très corrects. Y font de la musique et passent à la télé, sont doués quand même, y zont ça dans le sang hein.
Hum.
La source du handicap a été mise en évidence par des chercheurs dont j'ai oublié le nom, mais qui ont toute mon estime. L'adulte naît avec une pathologie extrêmement grave et handicapante. Une sorte de conviction semi-religieuse lui assure, à travers maintes hallucinations, qu'il doit tendre de tout son être vers cette idée : "Un jour tu seras adulte".
Cette injonction, absolue et despotique, abuse les essais chaotiques du pauvre adulte qui cherche en vain à exercer son intelligence. Las, il reconnaît plus d'autorité à cette idée qu'à ses propres élaborations mentales (qui à ce stade, soulignons le, consistent essentiellement à choisir là où l'on va déféquer).
Tandis que l'adulte traverse son enfance comme une longue salle d'attente, où il se voit attribuer chaque jour un siège qui le rapproche du but impérieux qui s'est formé dans son esprit, l'être humain, son bienveillant compagnon, le guide et l'accompagne.
Quel tableau touchant, quelle belle complicité que celle du petit homme et de l'adulte qui voguent tous les deux sur la rivière du temps, main dans la main, l'un le regard porté sur les rives, et l'autre sur les rames. On a grand tort de penser que le chien est le meilleur ami de l'homme, il m'arrive parfois de penser que l'adulte lui est en tout supérieur, sauf en fidélité; capacité bien abstraite et largement compensée par une propension remarquable à la violence et à la bêtise.
Mais que les chiens et les adultes qui me lisent se rassurent, l'humain aurait grand peine à échanger leurs places. Tout le monde sait qu'aucun chien n'accepterait.
Mais alors, qu'arrive-t-il lorsque l'adulte jouit de cet extrême privilège qui est de l'être enfin ? Un changement subtile s'opère progressivement en lui. Pour l'oeil non averti, ces changements peuvent passer totalement inaperçus. L'autorité par exemple. L'adulte adore l'autorité. Il lui voue un culte sauvage et encore mal étudié par les anthropozoologues.
Dans la première partie de sa vie, l'adulte adore recevoir l'autorité. C'est comme recevoir un cadeau pour votre anniversaire, il y a l'attente de l'évènement, l'anticipation, sauf que la récompense positive est remplacée par une baffe dans la gueule ou une punition humiliante. Cela procure à l'adulte des éléments pour développer son idée malade. Ben vi ma ptite dame, c'est bien beau de savoir qu'un jour il sera adulte, mais c'est quoi être adulte ? D'où la baffe-réponse. En d'autres termes on appelle ça l'apprentissage. Mais je ne fréquente jamais les autres termes, j'ai mes petites habitudes.
Dans une seconde partie de sa vie, lorsque la prophétie est devenue certitude, l'adulte, très pragmatique, se place du côté du bras qui donne la baffe, en psychologie on appelle ça le conditionnement transitionnel à portée duale. Impressionnant n'est-ce pas ? En réalité je n'ai pas la moindre idée de ce que je viens d'écrire. Alors nous allons continuer d'appeler ce passage de la joue vers le bras par "prendre une torgnole ou la donner".
D'autres changements très limités peuvent avoir lieu. Notamment un amour immodéré pour les mots responsabilité, maturité, efficacité, réussiticité, programmationnité, moralité. Moralité l'adulte a un certain sens de la comédie dont il ignore tout.
La transformation s'achève lorsque s'impose l'argument générationnel : L'adulte peut alors jeter le peu de conscience restante et lancer le pilote automatique. Désormais, lorsque l'adulte vaque à ses différentes occupations, il lui est possible de refuser l'éventualité d'un contact parasite avec un être humain en évoquant son statut : "Comprendre toi pas parler moi ? Moi adulte. Toi juste écouter pas parler. Après écouter parler pas pareil. Parler répéter. Oui. Vouloir parler parler. D'accord mais moi penser LOL et regarder montre, gratter couille, et avoir rien à foutre."
A la manière des animaux sauvages qui finissent par être trop dangereux pour leur maître, ou ne plus le reconnaître, l'adulte et l'humain finissent par ne plus avoir grand chose en commun, si ce n'est le domicile, le lieu de travail, ou le lit conjugal. L'adulte est alors au deuxième et dernier stade de son développement. Ayant transformé toutes ses inaptitudes en autant de critères de sélection pour se valoriser auprès de ses pairs, l'adulte peut faire face à l'environnement hostile qu'il participe à entretenir.
Ses caprices sont des exigences, et par conséquent l'affirmation d'un caractère. L'autorité comme seule raison, qu'il maquille maladroitement en de piètres exposés sur la tolérance et l'objectivité, tandis que sa subjectivité ne lui permet pas d'appréhender les autres formes de vie autour de lui. En abandonnant sa conscience, l'adulte éprouve une forme de puissance terrifiante à laquelle il se livre entièrement. Sa conviction le rend tellement sûr d'être débarrassé des limites, qu'il ne sait jamais quand il les dépasse. C'est un point clé de l'étude encore balbutiante de l'adultologie.
En jetant l'eau de la conscience, l'adulte pense s'être débarrassé du même coup des limites qu'elle impose au sujet de connaître. Or les limites sont toujours là, engendrent représentations et croyances, dans une terrible subjectivité vécue comme la vérité nue. Et de tout ceci provient la plus grande monstruosité à laquelle l'adulte ait donné naissance : J'ai nommée, mademoiselle la normalité.
La normalité pour un adulte, c'est un peu son oxygène. Si les associations nationales ne s'opposaient pas aussi farouchement au vivisections d'adultes, je suis certain qu'on découvrait dans les poumons des alvéoles pour la normalité. En même temps, pourquoi s'embêter avec des alvéoles à l'intérieur quand la peau offre un espace d'absorption de la normalité aussi important.
Doit on envisager des mesures radicales ? Certes, oui. Mais je ne suis pas favorable au génocide. Oui, ce sont des animaux très limités, je vous le concède, mais quand ils vous regardent avec leur petit regard idiot, quand leur air mauvais devient abattement et qu'ils s'enlisent dans leur propre inconsistance, immobiles, inquiets... Ahhh dans ces moments là, qu'il est bon de pouvoir leur tendre une main rassurante, de sentir qu'ils cherchent ce petit quelque chose sur votre visage qui voudra dire "n'ai plus peur, tu es bien le roi, tout va bien, tout est selon ta justice, tes normes et ton autorité".
L'adulte sera probablement le seul spécimen dans l'histoire de la grande famille des hominidés qui aura été aussi friand de règles et si peu de jeux.