Je nourris bien malgré moi, et depuis les premiers instants qu'à la conscience je puis ramener, cette nostalgie d'un autre monde, si loin que je me demande parfois s'il n'est pas d'une autre vie. Il a laissé en moi tous les stigmates de l'apatride, je n'y ai jamais été qu'un visiteur curieux. J'en ai rêvé à de si nombreuses reprises, qu'il m'est possible de distinguer toutes sortes de visages, de rives, de collines et de villages rien qu'à l'intuition sensible qui accompagne leur simple évocation, et comme un souvenir que la mémoire se plaît à égarer, je reçois à la place des couleurs et des sons, l'étreinte douloureuse de l'oubli.
La nostalgie qui m'accompagne se déverse entre là-bas, cet ailleurs inviolable, et l'évidence d'une absence dont j'ai fait ma demeure. Et, comme un astronome qui observe la lumière d'étoiles mortes, il m'arrive de remonter ce ruisseau.
Je cours à travers les ruines d'un village, ses habitants ne vivent plus désormais que près du fleuve en contrebas, et j'avance prudemment. J'ai vu des enfants autrefois, qui se déplaçaient comme des loups entre les maisons broyées, à la recherche d'une proie, ou d'un camarade de jeu, je n'ai jamais su dire.
En haut du champ, la montagne nous surplombe, elle est belle et menaçante, c'est en elle que réside tous les mystères. Si je continue de progresser à l'ouest, je sortirai bientôt des vestiges de l'ancienne commune. Il y aura les rues labyrinthiques, et les places où d'obscurs personnages immémoriaux font parfois l'effort suprême d'ouvrir un volet au passage du visiteur que je suis.
Toutes les rues descendent, les ruelles sont pour la plupart enfouies sous des arcades et des constructions architecturales dont je n'ai pas connaissance. J'ai le souvenir lors d'un de mes voyages, d'être resté enfermé dans une cave sur l'une de ces places, la lumière du jour glissant faiblement jusqu'à moi par un soupirail.
Lorsqu'on parvient au niveau du fleuve, c'est une vraie déception. Après les enchevêtrements délirants qui viennent d'être traversés, le centre ville n'offre qu'un passage à niveau, une modeste gare, et une route qui n'a ni début ni fin. J'ai déjà observé l'autre côté du fleuve, mais je ne m'y suis jamais aventuré car j'avais eu à défendre ma vie contre les individus qui venaient de l'autre rive et qui me semblaient toujours menaçants.
Au contraire, en prenant le chemin vers l'est sur le grand champ, on parvient immédiatement au cimetière. Ses abords sont gardés par une végétation impénétrable, le lieu respire la solennité. Un être sacré y vit, je crois qu'il n'est pas le seul, mais le cimetière est son sanctuaire. On ne peut y rentrer simplement parce qu'on le décide. Je n'y suis allé qu'une seule fois et la beauté de ce que j'y ai vu n'a pas dans le registre de notre langue un seul mot, même approximatif pour la décrire. Bien maladroitement, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un animal, d'un cerf plus exactement. Et pourtant ce pourrait être tout autre chose. Je n'ai vraiment que le sentiment toujours brûlant aujourd'hui, du respect et de la grâce que m'imposait cette rencontre.
La suite du chemin mène à la montagne, c'est cette piste là, qui se divise par la suite, que j'ai le plus fréquemment arpentée. J'y ai passé des nuits d'été, des nuits d'enfance, des nuits d'ivresse, des nuits solitaires et des nuits en grande complicité. C'est à cet endroit que j'ai confirmé, chaque fois que j'y suis venu, mon amour pour cette terre, et la douce certitude d'être un enfant de ce monde là. En se rétrécissant, le chemin devient à peine visible entre les buissons et les plantes envahissantes, et il s'élance droit sur la montagne dans un dénivelé terrifiant. Cette partie est longue, c'est une marche éprouvante qui ne se refuse pas parfois à quelques acrobaties pour venir à bout des rochers éboulés ou des afaissements que la pluie a provoqué.
Quand on arrive enfin sur le plateau, ce n'est pas sur le sommet que l'on se tient, mais sur un flanc de la montagne, un village y a été bâti, et si chaque maison a son originalité dans les formes, toutes partagent des couleurs qui n'ont pas d'équivalent chez nous, et pour lesquelles je me suis donné bien de la peine sur mes pages blanches quand j'étais enfant. Les gens d'ici me considèrent comme un enfant du pays, il y a beaucoup de pêcheurs. Les maisons sont construites au bord d'une falaise que nous longeons, moi et d'autres enfants, et au fond de laquelle se trouve la rivière qui coule jusqu'à la ville. Une cascade sort de la montagne mais il s'agit d'un trou vers autre chose... comme si l'eau venait d'un océan au delà des rochers.
Après la grande allée bordée des habitations exotiques, un virage, et une grande ligne droite s'ouvre devant moi, couverte par les branches légères et fleuries de pruniers qui font comme une haie d'honneur sur mon passage. Mais avant de passer justement. Il faut que je monte dans ce bâtiment à jamais en construction, cet immeuble dont il n'y a que la structure en béton, au deuxième étage, que je franchis grâce aux échelles qu'elle aura laissé pour moi.
La voilà, toute menue avec sa robe blanche synthétique, et ses cheveux sombres, celle qui a toujours eu le même âge, et la même petite robe désuète malgré les années qui m'amenèrent moi à n'être jamais certainement le même. Qui était-ce ? Je ne l'ai jamais su. Ou bien n'ai-je jamais voulu savoir. Nous ne parlions pas, je montais, je m'asseyais avec elle et c'était l'accomplissement de mon voyage. Il se trouvait sûrement d'autres situations que ce silence prolongé, mais c'est cette impression que je garderai de la petite fille éternelle, toujours sage et silencieuse, et auprès de qui j'étais chez moi.
Si j'avançais un peu sous l'avenue des pruniers, alors c'était la fin du voyage, tout s'accélérait, les branches se confondaient dans le ciel clair, et la vitesse me faisait comprendre tout ce que je devais ne jamais plus me rappeller avant le réveil. Durant ces derniers instants à l'abri de ce monde, je saisissais les mystères insondables du lien que j'entretenais avec cet endroit, et ceux qui rendaient supportables mon exil, loin de tout ce qui fait que mon coeur encore aujourd'hui se serre, à la pensée de cet autre monde.