Au pied de l'immeuble aux briques brunes, je lève la tête doucement, passant en revue les neuf alignements de carreaux réfléchissant la lumière encore puissante de ce début d'automne. Autant d'étages que j'imagine grouillant d'employés de bureau, délivrant les tant-attendus powerpoint à des cadres gesticulant lors de réunions interminables.
Et pourtant, je suis l'un d'entre eux, bien que je ne produise aucun powerpoint, et qu'aucun de mes supérieurs hiérarchiques n'ait jamais porté de tailleur ou passé d'after-shave.
Une dernière fois avant d'entrer, je me retourne vers le large. J'aperçois la mer, en contrebas, et sa lumière glisse en longues franges entre les bâtiments qui peuplent la côte. Rien ne pourrait être plus ordinaire, ici, en Vendée. Un ordinaire fait de plages, d'alignement urbains mêlant villas baroques et hôtels de plage en béton, d'inépuisables touristes persuadés d'avoir déniché la perle rare parmi la myriade de brasseries face à la mer, et bien entendu, de mon employeur, l'Agence Vendéenne pour l'Equilibre Universel, dont je franchis le seuil, conscient du rôle qu'aujourd'hui encore nous jouerons dans l'ombre.
Aussi absurde que cela puisse paraitre de regrouper Vendée et Universel dans la même phrase, l'A.V.E.U a été fondée bien avant qu'il existe un nom pour nommer le lieu où elle se trouvait. Bien avant la Vendée, bien avant la tectonique des plaques, la Pangée et toutes ces histoires de terraformation.
En vérité, je le sais pour avoir surpris mes chefs en échanger sur un ton badin, mais l'Agence est antérieure au Big Bang, qu'ils nomment "l'inévitable fuite" sur un ton sarcastique. Ne m'en demandez pas le sens, nos supérieurs sont, pour ainsi dire, difficilement "accessibles" pour nous autres humains qui travaillons avec eux.
Tenus au secret par des serments inviolables, nous executons des tâches que nos "hôtes" semblent incapables de réaliser. Principalement d'écrire, de trier, de classer, des informations, mais parfois aussi d'interagir avec la réalité, d'une manière infiniment quelconque, par exemple en déplaçant une pomme de pain d'une dizaine de centimètres, ou de commander une pizza au Guatemala.Pour cela nous disposons de ressources inouïes, que nous envieraient n'importe quelle entreprise ou état.
Pour comprendre l'A.V.E.U, il ne suffit pas d'entrer dans l'enceinte du vieux bâtiment, d'y croiser, lors d'une pause cigarette expéditive, les employés des différentes entreprises qui y ont leur bureaux. Il ne suffit pas non plus de prendre l'ascenseur jusqu'au 7ème étage, de passer devant le siège social de Vendée Négoce SARL et de tourner juste après les toilettes en direction de la chaufferie, d'ouvrir le faux tableau éléctrique et de poser la paume de sa main sur le cable dénudé surmonté d'une petite pancarte jaune "Haute-Tension, Danger de mort", puis de voir l'image du tableau éléctrique effectuer une rotation vers l'arrière, comme une porte sur ses gonds. Non cela n'est pas assez, ni même que d'entrer dans le vaste open space lumineux mais encombré, où émergent au dessus des box individuels, les longs cous fins et élégants de nos supérieurs, striés de motifs sombres changeant continuellement, et surmontés d'une tête ovale à la peau évanescente, d'où pulse une lumière bleue et froide qui rappelle, par son intensité et son rythme, l'éclat du soleil de février sur la houle.
Ce sont ces pensées qui me viennent alors que je rends mon rapport, tapé la veille, à la créature qui ne possède ni nom, ni appellation pour la désigner. Nous nous gardons bien de l'employer devant nos chefs, mais leur aspect précieux, ainsi que la tenue qu'ils portent tous (un grand voile léger, attaché aux épaules par deux paires d'épaulettes recourbées comme des ailes, sur une grande robe à l'armature métallique) nous ont amené à leur donner le petit sobriquet de "Marquis". Il n'est pas impossible qu'ils en soient pleinement conscients, et regardent cette petite fantaisie comme n'ayant pas la moindre importance.
Mon rapport concerne un incident survenu aux abords de l'agence. Un vol a été commis, et je décris précisément comment j'ai été amené à retrouver l'objet volé dans un coffret, étrangement doté d'un écran, ainsi que la manière dont je suis rentré en contact avec l'objet qui s'y trouvait : Un livre détaillant le fonctionnement de l'univers, et son mode d'emploi. Mon supérieur parcourt mon rapport et hoche distraitement la tête, moins par réflexe que pour essayer de me faire comprendre quelque chose.
C'est une grave erreur, me dit-il. Une erreur de l'agence, et une erreur personnelle. Je n'aurai jamais du ouvrir le coffret. Cependant, rajoute-t-il, par inadvertance, j'ai réussi à désamorcer un engin destructeur posé sur le mécanisme d'ouverture du coffret, qui aurait vraisemblablement balayé l'Agence, mais aussi la Vendée, et potentiellement le reste de l'univers du règne de l'existence.
Ne sachant pas si je devais être soulagé de ne pas être sanctionné pour mon erreur, ou terrifié d'avoir manipulé sans le savoir une bombe capable d'absolument tout éradiquer, je manifestais comme j'en ai l'habitude dans mon travail, une forme de vague indolence, que j'achevais suivant les situations par une moue de satisfaction ou de désapprobation. En l'occurrence, je souriais, de très loin, mais je souriais.
L'Agence n'est pas seulement un ensemble de techniciens et de bureaucrate, elle est métaphysiquement responsable de l'équilibre de l'univers, équilibre qui demande des ajustements, mais également des sacrifices.
Dans une pièce dédiée, se trouve une machine qu'on pourrait décrire comme un énorme bourgeon, fait de métal organique, cette machine ne possède pas de statut particulier au sein de l'agence, nous passons devant pour aller aux toilettes, nous connaissons son fonctionnement, au même titre qu'une imprimante ou une machine à café. Et ce sont des comparaisons justes, car comme l'une et l'autre, le grand bourgeon a besoin d'être "rechargé" lorsque sa pile est épuisée. Et de fait, les erreurs commises par l'agence ou un de ses agents, affectent la pile de cette machine, qui avec le temps absorbe ces échecs et finit par pourrir.
En définitive, les échecs produisent des conséquences sur le monde physique, mais ces conséquences sont assez facilement acceptables, qu'il s'agisse de ne pas obtenir ce que l'on souhaite, de perdre ce que l'on avait, ce ne sont pas là des difficultés insurmontables pour un humain ordinaire. Chacun comprend relativement bien les mécanismes engagés, ce qu'avoir ou ne pas avoir signifie. Bien sûr, tant qu'on parle du monde matériel.
En revanche, sur le monde psychique et métaphysique, les échecs ont des portées plus... insidieuses. Les sentiments comme la honte ou la culpabilité creusent jusqu'au coeur des individus, des galeries qui fragilisent tout l'édifice, galeries dont on se débarasse difficilement. Et l'Agence, à son échelle, ne peut définitivement pas se le permettre.
Aussi, la machine bourgeon a deux fonctions. La première est d'une complexité telle, que je ne m'aventurerai pas à vous l'expliquer autrement que par un raccourci :
Pour agir sur l'univers, il faut en avoir les droits intégraux, et une seule entité à ce pouvoir de ne pas être limité : Dieu. Ce que réalise la machine n'est rien d'autre que ça, elle rentre en symbiose avec sa pile, et l'ensemble devient ce que nous appellons communément le divin.
Quant à la seconde fonction, elle découle de ce que j'expliquais précédemment, et nécessite un petite mise au point. La pile dont il est question, n'est autre qu'un être humain. Un être humain sans courage ni valeur particulière. Un être humain comme un rouage qui accepte son sort, rentre dans la machine parce que c'est son assignation, devient Dieu, se consumme, meurt, pourrit, et finit par être remplacé.
En poussant le bouton d'ouverture de la capsule, le bourgeon fait glisser ses pétales l'un contre l'autre jusqu'à libérer son passager de la cabine. Le corps de l'homme tombe sur le sol, un abcès turgescent plus gros que sa tête à la base du cou, le visage livide, les yeux rentrés et secs, comme un insecte dont il ne resterait plus que la carapace. Je le regarde un instant, comme fasciné par l'état de décrépitude d'une fonction aussi primordiale que la sienne, je regarde intensément sa peau que les couleurs ont fui, je force mon regard sur ce bourgeon de pus au bord de l'éclatement qui déforme sa posture et lui fait comme un second encéphale, je contemple l'aboutissement.
Puis, je me réveille.