Les enfants de Bosin

image Les enfants de Bosin

Hier //
Il y a des hivers qui passent comme un feu dévorant, dont nous cherchons à nous protéger derrière nos modestes abris, dont la menace nous fait oublier la beauté, patients et craintifs que nous sommes.
Et puis il y a cet hiver à Bosin. La vie simple de trois enfants et de leur mère. La neige qui partout marque les frontières de notre territoire. Le calme merveilleux d'un univers sans propriétaires.

Je suis avec ma soeur aînée, nous cherchons sans cesse de nouveaux chemins, le long desquels nous examinons la nature sereine. Elle me montre les oiseaux qui veillent, et j'emporte gaiement leurs noms comme autant de trophés inoffensifs. Le craquement de la neige épaisse sous nos pas minuscules dérobe sa suprématie au silence. Lorsque nous nous arrêtons, il est toujours l'heure de laisser le ciel déverser sa lumière dans nos yeux humides. J'aime ma soeur autant que les étendues qui nous entourent. Mon petit frère est encore si jeune qu'il ne s'éloigne jamais bien loin de ma mère. Il s'efforce de rassembler son courage afin de suivre nos jeux et nos promenades, et son petit air boudeur est une image chérie par mon coeur.

Nous vivons humblement, grâce aux soins de notre mère sans visage. La discrétion de ses efforts, nous épargne des soucis qui assombrissent l'innocence. Nous découvrons ainsi les trésors inépuisables de l'enfance, et notre existence est paisible comme cette neige qu'embrassera bientôt le printemps.

Aujourd'hui //
Sur le tarmac il fait chaud et sec, mon costume me gêne mais je suis tout de même content de troquer mon confort contre un peu d'élégance. Je m'installe dans la carlingue de ce bimoteur à hélice, un peu nerveux. Mon voisin de droite ne met pas très longtemps à engager la conversation.
Ce voyage m'entraine vers Bosin, célèbre ville américaine où le cinéma a laissé son empreinte, et a engendré ses premières légendes. Ce n'est pourtant pas le cinéma qui préoccupe mon voisin, mais la jeune femme située à ma gauche, qu'il ne peut s'empêcher de suivre du regard tout en me donnant quelques bourrades pleines de sous-entendu : Matte un peu...! Me dis pas que c'est pas joli...! Et ça voyage léger...! chuchote-t-il à mon intention, ou à celle de tout les voyageurs si j'en crois les regards gênés autour de nous.
Ce type m'est profondément agréable, je le sens, dans la façon dont je lui prête attention, amusé et distrait à la fois. C'est parce que je suis en voyage, rien n'est sérieux quand on laisse derrière soi ses habitudes et ses projets. Cette femme, dont il me parle, a un petit quelque chose de malhabile qui la rend très séduisante. Je la regarde avec envie. J'aimerai la connaître, lui parler, partir avec elle et tomber amoureux. Peu importe l'ordre. Et puis je ferme les yeux sur les dernières heures de vol.

En descendant de l'avion, le vent nous permet d'entrevoir les dessous de la jolie passagère, ce qui ne manque pas de faire rire mon voisin. Quant à la femme et moi-même, nous cherchons à faire comme si il ne s'était rien passé, et une pensée me suggère que cette offense coupable à sa pudeur nous rapproche.
A Bosin je suis attendu par deux amis qui connaissent la ville et se sont proposés de me la faire visiter. Avec eux je découvre les monuments dédiés à cet art encore jeune, et, fait étrange, aux différents artefacts créés pour lui. Il est très peu question d'acteurs et de personnalités, et seuls s'illustrent les objets, machines et édifices ayant joué un rôle de premier plan au cinéma. Nous passons devant une statue dont les courbes me renvoient, nostalgique, aux films qui m'avaient effrayés enfants, et dont la signification n'est toujours pas évidente une fois adulte. Cette statue marquait pour l'éternité, un hommage à la polysémie du cinéma, à ces images qui garderont toujours quelques secrets, miroirs de nos propres interrogations sur l'homme, le monde et la vie.

Plus loin, un de mes amis s'enorgueillit d'avoir participer à la construction d'un des plus fabuleux véhicules de tous les temps. Cette voiture était effectivement extraordinaire. Quand je l'aperçus je sus qu'elle était capable de transporter n'importe où, et à n'importe quelle vitesse, celui qui la pilotait. C'était à la fois l'ivresse de la vitesse, et l'extase du changement. Mouvement et transformation. Le rêve de l'humanité à portée de main.
Bien évidemment ce n'était que du cinéma. J'aidais mes amis à déplacer le véhicule que des touristes manipulaient avec trop peu de soin.

Au loin, un gigantesque pipeline, large de plusieurs mètres, s'avance au dessus du lac. Je peux voir distinctement des bandes de gamins prendre d'assaut le tuyau et courir au dessus. Ils ont cet air effronté des gamins d'ouvriers, la casquette bien vissée sur le crâne, les joues et les vêtements sales. La plupart portent des bretelles sur leurs chemises usées par le sable et les cailloux.

Nous les rejoignons avec mes deux camarades, et malgré notre âge, certains gamins nous prennent à parti pour leur jeux. Ils s'amusent à se pousser du haut du tuyau et c'est au dernier à tenir bon sans tomber dans l'eau. Je chute rapidement, poussé par une cohorte de brailleurs bien décidés à montrer aux plus grands qu'ils sont prêts à en découdre.
C'est à cet instant que le regard d'un enfant m'interpelle : Ce visage renfrogné, duquel émane pourtant une grande douceur, c'est le petit garçon de l'hiver. Le petit frère au visage de poupon. Et derrière lui, cet adolescent aux traits émaciés, c'est son grand frère, celui que j'incarnais hier.

Maintenant je cherche nerveusement à reconstituer la fratrie, j'en ressens le besoin en même temps que les prémices d'une grande tristesse qui enfle sous mes yeux. Au fur et à mesure que les souvenirs de l'hiver me reviennent, les enfants s'éloignent, je les regarde désormais comme au travers d'un filtre. Ils ne me voient plus, et je ne suis plus à Bosin.
J'ai encore très envie de croire que je pourrais les toucher et leur dire combien je les aime, mais leur ricanement s'estompe trop vite. Et je cherche leur soeur. En vain.

Bosin, la ville du cinéma, les enfants de l'hiver, tout ceci est maintenant derrière moi, un voile impénétrable m'en barre l'accès. L'ombre gagne du terrain, elle a réussi à avaler le lac et les enfants, mes deux amis et toute la ville. Alors je marche dans l'autre direction, la seule qui m'est possible d'emprunter. Dans les bois je choisis d'aller à gauche à l'embranchement, et un sentiment puissant, d'une grande mélancolie, me pousse à me retourner. Dans l'ombre, trois petites lumières jaillissent, les deux frères tout d'abord, et leur soeur aînée, et leur course sur l'autre embranchement les éloigne définitivement de moi. Juste avant de disparaître complètement, la jeune fille marque une pause et se tourne dans ma direction.

Je sais qu'elle ne me voit plus, pourtant quelque chose d'imperceptible traverse les mirages et les artifices du temps, quelque chose de bon et de rassurant, au delà de la peine qui s'annonce, de l'exil des enfants vers des souvenirs endeuillés. Nous nous sommes rencontrés à nouveau et pour la dernière fois.

Mon corps glisse irrémédiablement dans ce bois sans bruit et sans histoire. Je marche la tête basse, le coeur confus. Je pleure malgré moi. "Vous aussi ?" demande la jeune femme de l'avion. Elle marchait en sens inverse et nous nous croisons. Elle a remarqué mes larmes et je lui réponds que ce film m'a toujours beaucoup ému.
"Oui, moi aussi, surtout la fin, je la trouve très triste". Qu'entendait-elle par là ? Et au dessus de nous la nuit se lézarde d'éclairs blancs
"Lorsque le cadet retourne au delà des montagnes..."(Les montagnes ?)
Soudain, tout me paraît limpide à nouveau, et je suis accablé par la douleur d'une perte renouvelée. Le petit garçon boudeur, mon frère, par une nuit d'orage décide de retourner dans les collines de son enfance. Pour montrer à ses aînés qu'il n'est plus un enfant, qu'il ne manque pas de courage, il leur dit qu'il pourrait lui aussi survivre et pêcher les poissons sous la glace. Et c'est sous cette même glace qu'il perdra la vie.

La douleur de cette révélation m'est insupportable, je ne peux pas accepter sa mort, comme je ne peux pas accepter le départ de son grand frère et de sa grande soeur. Un espoir nouveau jaillit de l'absurdité même. La toile se déchire et les enfants de Bosin me rejoignent dans les bois. Ils ont toujours l'air aussi filou mais leur intention est pure.

Leur chef s'adresse à moi : "On va le sauver ton frère, suffit juste de partir dans tes souvenirs, nombreux comme on est, si chacun prend un pic, la glace nous résistera pas." Au bout du chemin, une petite cabane contient justement le matériel nécessaire. Je me sens avec eux un peu moins abattu. Ce soulèvement contre l'ordre des choses, contre le temps et le destin me paraît vraiment risqué. Mais là, sur le moment, entouré de ces gosses qui hurlent de joie et de rage, et dont la colère est pour eux un divertissement pour lequel ils sont prêts à tout offrir, tout donner, convaincus que rien n'est sérieux en ce monde, alors là, oui, sur le moment, je ne crains plus rien et mon coeur est résolu.