L'histoire des hommes

image L'histoire des hommes

Il faut le temps de la mauvaise foi, un soupçon d'égoïsme, penser à soi, à nous, à ceux que l'on appelle les siens, considérer l'autre comme un handicap, craindre du handicap la contagion,et terminer par prendre ses distances, ou au contraire, subtiliser à la poignée de main, l'étranglement du mal.

L'origine du mal n'est rien d'autre que l'effacement délibéré des inaptitudes d'un homme, d'un corps, d'une société, dans les mémoires du monde. La tentation du mal s'ancre au plus profond de nos schémas de pensée, elle est comme un programme dont nous ne pourrions nous débarasser, et qu'il nous est impossible d'ignorer. Nous fantasmons cette tentation, parce qu'elle nous semble être l'attribut de toute divinité, celle de (re)faire le monde. Nous croyons surtout pouvoir "mieux" faire.

Si le complexe d'Oedipe réclame un parricide, l'histoire des hommes, comme celle d'un seul homme, réclame l'assassinat de la durée, et avec elle le viol des serments, des conduites, des trajectoires, des promesses, et de toute la matière dont sont fait les liens entre les hommes pour dépasser leurs paralysies.

Reconnaissons le de bon coeur, nous n'avons pas la force suffisante pour supporter la charge de notre propre mouvement. Alors à chaque virage, à chaque fois que nous choisissons, ou devons subir la perturbation de notre déplacement, nous agissons avec la certitude de n'avoir jamais eu à rectifier notre trajectoire. Derrière nous, c'est la droite imperturbable des mensonges nécessaires, plongée dans le brouillard de notre indifférence.

Chaque homme, chaque société, offre au lendemain de cette crise étouffée, un hymen contrefait, avec l'affectation maladive du suspect, que les nerfs poussent à agir comme un assassin, tandis qu'il n'avait commis qu'un délit sans gravité. " Voila ma virginité !" crient-ils alors qu'ils se mettent déjà en colère contre les accusations qu'on ne leur a pas encore destinées. "Il vous faut aussi mon sang ?! C'est accordé ! Vous l'avez voulu, vous l'aurez! Mais c'est bien la dernière chose que vous aurez de moi !" et ils se mettent en pièce, vous désignent comme le bourreau veillant à prolonger leurs tourments jusqu'à trépas, selon des desseins maléfiques et entièrement gratuits. Qu'on les croit un instant et vous voila le serviteur d'un mensonge qui gonflera jusqu'à la prochaine crise.

Toutes les guerres, aux causes si savamment discutées, toutes les problématiques prestigieuses et abondantes qui fournissent le tissu dont se repaissent les acariens pétris d'orgueil du monde intellectuel, toutes ces fantaisies qui font se trémousser les hommes plus ou moins loin de la ligne qui les sépare des "autres", de ceux qu'ils n'ont pas convaincu, toutes ces histoires reposent sur une société qui dit : "J'ai besoin pour jouir à nouveau, d'avoir connaissance de l'absence de vérité dans mon attitude, j'ai besoin de simuler la cohérence et pour cela, je vous forcerai au besoin, vous "autres" devez m'apporter votre soutien sans concession aucune. Autrement, considérez-vous comme des étranger que je me dois d'abandonner, ou d'abattre."

Il n'y a pas d'inconscience du mal, il n'y a pas de crédibilité qui ne soit construite contre soi. Qui pourrait croire qu'on transgresse 5000 ans de principes moraux sans un mensonge violent ? Toutes les histoires se ressemblent, l'Histoire est un plagiat qui n'en finit plus de se dévorer. Et l'homme vit des histoires sans hier. Peut-être à défaut d'avoir encore à grandir, l'homme a rompu derrière lui la chaîne de l'être durable. Enfant, il se voyait en devenir, en progression. Terrible injustice que de ne pas naître achevé ! Du moins, si l'enfant croit pouvoir y parvenir, l'homme commet l'irréparable en considérant d'une naïveté suffisante que c'est chose faite. Si bien faite en réalité qu'il peut désormais jouir de l'état des choses complètes et terminées, l'immobilité, et puis la dégradation, la mort.

Les histoires finissent rarement de cette façon radicale. Tous les hommes parviennent sans mal à la dégradation, qu'ils nomment changement et qu'ils habillent de telle façon qu'on oublie qu'un peu de matière s'est perdue lors de la transformation. Voire même qu'il soit évident que la matière fut générée, invoquée à partir de rien. Et puis cette dégradation s'accompagne d'une lente appréciation de sa propre lucidité, n'importe quelle histoire s'impose comme un mensonge dont nous n'observons plus très bien les bénéfices. Alors, au lieu de consacrer ses dernières forces à un travail de dévoilement qui mettrait fin à toutes les hypocrisies, à toutes les jouissances, de torrent fougueux devenues de minces filets d'eau insalubre, à tous les malaises légers et contenus, à la douleur lancinante qui s'infiltre par tous les pores, au lieu d'assumer la mort, la fin, le véritable achèvement, la réussite confirmée, la plupart des hommes choisissent à ce point précis de l'histoire de la (re)prendre à son commencement, de minimiser les risques, de feindre l'oubli, et d'être ce qui plus haut amène à l'échec interminable, cyclique. Et pour peu qu'il y ait au moins un protagoniste qui voit en son étape finale un bienfait et la consécration de l'histoire par son aboutissement serein, alors c'est le conflit. La guerre. L'ostracisme. Et parfois même, le plus cruel des chatîments, aussi bien pour les peuples que pour un seul homme, la réécriture de l'histoire.