C'était une journée sans soleil, une de ces journées engloutie par la ville et ses horizons étroits; artifices contre artifices, nous étions deux, et nous riions.
Le rire était notre résistance contre l'austérité des murs trop droits et des visages fermés.
Partout autour de nous, l'édifice complexe se rapprochait, les rues devenaient progressivement de simples passages, et les chemins des capillaires
pour étouffer les rares êtres capables de s'y faufiller. Non seulement il nous fallait rire, mais il nous fallait rire partout, et nos pas se firent rapidement course effrénée pour saisir quelque chose d'indicible,
alors à travers la ville, sans destination, nous courions. Les passants avaient pris la couleur du sol, et leur regard mauvais sentait l'indignation, et tous ces soldats raisonnables, soumis, attendaient de nous voir
tomber, crevaient d'envie de nous voir tordus de douleur et, repentis, nous écrier "Jamais ! Jamais je n'aurai dû...!"
Sans inquiétude, sans désir d'élever notre orgueil à la hauteur de leur mépris, nous étions vitesse et soif. Désir supérieur de ne plus s'arrêter, et de rire de cette carcasse grise qui finirait nécessairement par violer notre vie en la rendant misérable, mais qui ne diminuerait rien de notre gaieté, suave et terrible !
A force de courir, de sauter, d'escalader la ville, des jeunes nous prirent en exemple, et sans échanger un mot, nous fûmes bientôt un groupe assez important pour que les citadins manifestent de l'inquiétude, voire de l'hostilité. Mon ami et moi même riions le plus fort, parce que tout évènement donnait lieu à des joies intenses et éphémères, le regard de la ville, son air vicié, notre attroupement idiot, nous étions aussi heureux que peuvent l'être des condamnés à mort.
Bientôt, l'édifice prit la forme d'une institution, d'un lieu qualifiable, et en quelque sorte moins dangereux; un hôpital ? ou peut-être était ce simplement une façon pour la ville de nous astreindre à ses codes dont nous déchirions sauvagement les arguments. L'hopîtal, oui, avec ses couloirs interminables, ses portes vivantes comme des démons, dont la respiration permettait la circulation d'individus graves et béats.
Les jeunes avaient disparus derrière la porte principale, horrifiés par l'insoutenable vision du lieu. Les chirurgiens poussés par les portes venaient s'asseoir dans les couloirs, sévères, les mains encore sanglantes, mais satisfaits.Et derrière eux, des hommes-morts, la peau blanche et épaisse comme de la corne, suivaient d'un pas non-chalant, le doigt levé vers le ciel en guise d'avertissement pour les curieux.
Surpris, j'attendais que mon ami réagisse, me lance ce tout petit fil, si fragile, mais dont je n'hésiterai pas à me saisir, pour jouer sur le terrain dangereux du blasphème. Car oui, j'avais peur, mais d'une peur débarassée d'entraves, une peur qui prête à considérer les différents moyens de prendre un risque plutôt que de le contourner. Et doucement, son visage se tourna vers moi, placide. Quelques fractions de secondes, puis, sonore et m'emportant comme une bourrasque, son rire. J'ai ri aussi, et désormais je riais sans même y songer, j'étais joie et plaisir de la joie, entièrement.
Devant nous, les chirurgiens firent du bruit, beaucoup de bruit, assez pour qu'il y en ai un peu qui traverse nos coeurs résolus. Les hommes-morts se dirigèrent vers nous et s'aplatirent de tout leurs corps mous et gonflés de vermine contre mon camarade. Il en fallait beaucoup plus pour interrompre un sentiment aussi puissant. Malgré le comique de la situation, de ces horreurs maladroites qui écrasaient leurs doigts sur mes épaules, je ne pouvais m'empêcher de trouver la vie assez honorable. Alors je ris de plus belle, parce qu'il n'y a pas d'hommage plus sincère.
Mais si les hommes manquèrent leur but en pensant réduire au silence notre célébration, ils trouvèrent néanmoins le moyen de nous faire partir en se multipliant, en grouillant jusqu'à saturer tout l'espace de leur présence ridicule. L'essaim des hommes redoubla d'efforts en composant des visages tous plus sérieux les uns que les autres , c'était un florilège de visages autoritaires, de mimiques impossibles pour qu'à travers ce langage non-verbal, nous sentions s'abattre sur nous les foudres de la condamnation du nombre. Mais la résistance avait bon goût. Elle avait le goût des feuilles de menthe, dont le parfum se diffuse lentement sur la langue, et l'odeur des filles qu'on a croisé un jour et que l'on ne caresse qu'en rêve. Elle se prolongerait jusqu'à la fin des temps, sur les épreuves et les chagrins, et nous relèverait des chutes aussi souvent qu'il faudra tomber.
Partir. Courir, et respirer plus loin, plus vite.
Nous passons les portes d'un hangar extraordinairement grand, un espace qui pourrait contenir au moins notre père le soleil, mais qui n'accueille que la lumière déshéritée des néons. Et j'ai un mauvais pressentiment.
Mon ami s'élance dans cette grande salle avec le même enthousiasme que tout à l'heure, derrière lui, moins fier, je résouds mes craintes par la foi. En lui, en moi, mais surtout en lui à ce moment précis.
Subitement, les néons s'éteignent, nous voilà plongés dans une semi-obscurité sur laquelle empiètent de rares signaux de sécurité et les panneaux indiquant les sorties de secours.
L'absence de lumière ne suffit pas à elle seul à justifier mes pressentiments, alors j'attends, de longues secondes, encore deux, puis une dernière, et les portes se vérrouillent derrière nous, évident, ennuyeux.
D'un coin du hangar, un craquement laisse apparaître une ouverture dans le mur, juste assez large pour laisser passer trois machines de la taille d'un homme; nous entendons le système hydraulique de ses membres lorsqu'elle commence à arpenter la pièce.Visiblement elle n'est pas la seulle puisque derrière nous, ce sont trois autres machines du même type qui s'agitent. Et toutes semblent mûes par le même objectif, surveiller, et si possible faire disparaître toute présence indisérable. Non par désir, mais par automatisme, à la manière d'un robot programmé pour nettoyer un bassin, les machines nous repérèrent rapidement, et la panique me gagna, en courant je cherchais à blâmer mon compagnon qui aurait dû comprendre avant moi que cette salle nous était interdite.
Pour toute réponse, il continua de courir, et par hasard dénicha un passage vers l'extérieur. Les machines, juchées sur leurs grandes pattes articulées se rapprochaient dangereusement, mais comme dans tous les mauvais films, ne purent qu'apprécier de leur griffe l'espace vacant où nous nous tenions quelques dixièmes de seconde plus tôt. Soulagés, nous nous sommes mis à rire de nouveau. C'était une vraie libération, parce que le rire est une arme peu efficace contre les machines, et devant cette faiblesse, il nous fallut reconnaître la nécessité d'inventer de nouvelles façons d'être heureux dans un monde artificiel.
Nous ne courions plus dans ce couloir terminé par une porte perçée d'un hublot rectangulaire. Non, mais nous avançions avec conviction vers elle, les yeux rivés sur le hublot et l'imagination fébrile.
Mais on ne voyait rien. Que le reflet de notre couloir, de nos visages déçus, et des néons moqueurs.
Décidés à faire surgir un trésor de notre découverte, nous avons poussé précipitamment la porte et sommes entrés à l'intérieur. Là, tranquille et baigné d'une lumière à laquelle nous tournions le dos, l'intérieur d'un supermarché avec ses rayons offrait au regard une avalanche de couleurs contrastant avec la ville
que nous venions de quitter. Le plus dérisoire des produits était merveilleux, et de chacun jaillissait une volonté incommensurable. Tout était beau, dans le sens premier et grand du terme. Nous étions de misérables artefacts à côté de ces parangons de la création. Mon ami s'en amusa avant moi, mais nous sentions tous les deux l'inconfort qu'il y avait à se sentir moins aboutis
qu'un article de supermarché. Ces objets avaient été conçus avec plus de soin que l'on ne nous en avait jamais accordé, et le sentiment qui montait en moi me permit d'affirmer que l'injustice n'était rien d'autre que de la littérature avant cet instant, où toute idée de comparaison se réduisit en moi à cet étalage et au reste du monde.
Nos réflexions s'évanouirent lorsqu'un robot semblable à ceux qui nous pourchassaient apparu au bout d'un rayon. Fatigué mais souriant, mon ami grimpa le premier, et je le rejoins tout de suite. De là où nous nous trouvions, nous comptions sur les capteurs du robot pour être limités à ce qui se trouve dans les rayons, et non au dessus.
Et puis, pour une raison que j'ignore, mais que j'aimerai croire absurde et fantasque, mon ami se balança jusqu'à faire bouger toute l'étagère qui me portait. Et malgré mon sermon, se mit à rire et à me faire tomber à quelques mètres de la machine. Ma chute me fit rire aussi, et mon agacement était sans rancune. Tandis que la machine se rapprochait de moi, il me tendit la main pour remonter, mais avant qu'elle ne m'atteigne ou que je me hisse, le robot s'immobilisa.
Pas prêt de redescendre pour autant, je rejoignis le farceur qui fût aussi étonné que moi. Très vite l'étonnement céda la place à de la curiosité quand un garçon qui ne devait même pas avoir 10 ans s'approcha du robot. "Bonjour" dit-il, et nous lui répondirent poliment. Après quoi, il s'excusa d'avoir joué avec nous, parce que c'était distrayant, et parce qu'il s'ennuyait beaucoup.
Le petit garçon portait de lourdes lunettes, et son visage court dégageait une sérénité qui me parut terriblement triste. Nous lui avons posé des questions, sur cet endroit, sur les robots, et sur lui même. Dans l'ordre, très doucement, il expliqua avec l'assurance d'un enfant qui le serait resté, comment tout était d'abord solitude, lui tout seul dans un vaste ensemble vide, dans l'ennui de ce champ infini où il avait réalisé sa première expérience, la création, un acte nouveau qui lui avait beaucoup plu. Ensuite, il avait créé l'ancien monde, celui que nous avions quitté en entrant ici, terne, malade, contraint de s'auto-dévorer pour survivre, où toute l'essence des choses était compromise. Mais il avait tout de même donné un peuple à ce monde, et pour ne pas être isolé, un peuple conscient, comme lui.
Ses tentatives étaient balbutiantes, et maintenant il s'ennuyait toujours, alors dans un nouvel univers, il s'amusait à créer avec plus de soin. Ce petit garçon n'était pas un enfant, il était la seule image possible que nous pouvions formuler de la divinité, de l'anté-création, et devant son récit, nous trouvâmes son histoire
très triste en réalité.
Alors la réaction de mon ami fut sans appel, et d'un cri de joie bondit du haut de son rayon jusque devant la divinité : "Viens avec nous, déclara-t-il, tu nous montreras tes talents, et nous t'apprendrons à rire".
L'enfant Dieu monta sur ses larges épaules, et tous les deux se dirigèrent vers la porte. Je les y rejoins, et juste avant d'en franchir le pas, quand mon ami se tourna vers moi et me dit : "allons-y !", sur le visage de son petit voyageur se dessina le début d'un sourire.