Envol
(Première partie)

image Envol Première partie

Mon âme ne demande qu'à s'élever au dessus des étangs noirs.

On rit en douce. Je le sais. L'espace occupé par mes cheveux m'obsède, je ne pense qu'à ça, à l'absence de forme, donc de personnalité, de ma chevelure. A force d'essayer d'en avoir rien à foutre, j'accélère le processus. J'entends très distinctement les murmures qui ne font pas l'effort d'être discrets. J'essaye en vain de m'y soustraire, mais ça ne fait que renforcer l'idée que je ne suis plus qu'une masse inadaptée à l'exigence des regards qui me frappent, et rebondissent de dégoût. Privé de mes ailes, englouti par la singularité du vide qui me couvre comme un linceul. J'ai la bouche sèche. Les germes du néant sous la langue, je ne sais plus crier, je ne sais plus dire, je ne sais plus m'opposer à eux. J'avance vers mes camarades, et rien ne me permet de distinguer l'image qu'ils se représentent de celle dont j'ai conscience, le reflet a pris ma place, hideux. Je deviens un spectacle, et je ne me prive pas d'aller prendre ma place comme tous les autres, tout en haut des gradins, je contemple mon naufrage. Mon âme sombre. Asphyxiée, piétinée... Pardonne moi, mon âme. Il est temps de rentrer en classe.

A chaque fois que j'observe les peupliers qui bordent la cité Paul éluard, je m'accroche à leurs cîmes, et le vent m'emporte comme une bouteille à la mer. Il est bientôt quinze heures.

Fred est beaucoup plus grand que nous tous. Il porte des lunettes démodées. Tout le monde sait que ça ne lui est pas égal, mais Fred ne s'efforce pas de soigner sa tenue. Quand il n'a pas pu faire autrement, par exemple en feignant d'avoir oublié toutes ses affaires, Fred franchit les portes du préau avec un cartable assorti de bandelettes réfléchissantes. Fred parle fort et fait mine de rire ou de s'énerver suivant la situation. Je n'ai jamais encore fini un seul repas à la cantine sans que quelqu'un se lève, s'approche de Fred et se moque de lui. D'une façon ou d'une autre, il y a toujours quelqu'un pour dire que Fred est un gros porc. Je suis terrifié et je ris aussi, parce que ce n'est pas moi qui suis à sa place. On peut croire en un Dieu ou plusieurs, allumer la télévision et y voir toutes sortes de cataclysmes. En ce moment, je visualise une coulée de lave. Ou un avion éventré avec de grandes flammes et des débris tout autour. Des tempêtes qui peuvent nous briser en quelques instants. Je m'efforce d'y croire, au hasard, au karma, à ce juge qui nous surveille d'en haut, rien n'y fait. Je sais qu'il n'arrivera pas cet évènement que j'attends. Aucune force ne viendra s'interposer entre Fred et tous les salauds. Il faudrait bien qu'on se lève tous à la fois pour les pointer du doigt, pour leur montrer que personne n'a plus envie de rire. Mais qui désignerions-nous ?

Le vendredi soir, je loue jusqu'au plus petit gravier qui se trouve sur ma route pour rentrer chez moi. Bizarrement, les cours du samedi matin ne rompent pas le plaisir que j'ai d'être en week-end. Je suis au collège, mais rien ne me paraît sérieux. J'ai même le sentiment parfois d'être en visite. Comme une sorte de voyageur infiltré. Je flâne, c'est ma résistance.

Tendre tendre tendre après-midi, il ne se passe presque rien, et ce presque est comme une vie résumée ! Les heures défilent, alors nous les rattrapons, à vélo, en courant, en criant sur le terrain de foot. Tous les copains sont chez eux comme au stand sur un circuit, on se ravitaille, on prend le nécessaire, voire juste un peu moins, et on file après la lumière du jour, après les autres. C'est le jeu sur lequel reposent tous les autres, toujours courir, être le premier à ramener son ballon dégonflé, surprendre un copain en se cachant dans les arbres, dans l'obscurité des cages d'escalier, s'asseoir quelques instants dans l'herbe trop haute et identifier les silhouettes impatientes des enfants de la cité qui nous rejoignent. Toute une vie, et la nuit que la télé retarde de quelques images.