Envol
(Seconde partie)

image Envol Partie 2

Le lundi matin, toutes les secondes sont fatales, comme un condamné à mort, je refais le film de ma vie jusqu'à l'instant qui précède le départ vers l'école. Je me dirige vers la porte, l'angoisse vissée sur les os, avec pour seul réconfort les statistiques d'enfants disparus, mutilés, battus à mort qui semblent plutôt indiquer que cette journée comme tant d'autres me verra réapparaître dans ce même couloir où je me tiens. Brisé. Indéfinissablement écrasé à l'intérieur. Rongé par l'ordinaire violence de l'enfance qui s'échappe.
Je ne peux pas lutter contre les statistiques, alors je franchis la porte et je rassemble le peu de courage qu'il me reste pour donner à mes muscles l'ordre de m'emmener vers le collège.

A bien y regarder, certains enfants me feraient presque vomir. Leur appétît pour la cruauté n'est concevable qu'une fois qu'on les a bien regardé dans les yeux, quand un élève gît à terre le visage enfoncé par les coups de pied, et qu'on y lit autant de satisfaction que de désinvolture. C'est qu'ils ne voulaient pas lui faire mal. Faut comprendre. Juste lui faire péter les cartilages du nez jusqu'à ce qu'il puisse à peine respirer. L'exploit dénué de mauvaise intention. Et l'exploit mérite un public, et le public en ce moment c'est moi. Ce qui fait mal, c'est d'être derrière la barrière, pas tellement pour la culpabilité, on apprend à s'en débarasser, mais parce qu'au fond, il est si simple d'être une victime, de gémir et que personne ne nous refuse ce rôle. Je ne suis pas pressé, mon tour viendra.

Combien sommes-nous à encore croire qu'il y a une école ici ? Comme il serait réconfortant de me convaincre que je suis seul, et que les autres sont légions, qu'un être humain tente désespérement de survivre au milieu des monstres. Il y aurait des mots sur ce chaos, des frontières délimiteraient la peur et la haine que je ressens à l'approche des huit heures chaque jour. Qu'un seul professeur comprenne, qu'un seul adulte se lève et désigne pour moi les coupables et les causes de tout ce mal, et le ciel me paraîtra moins faux à l'intérieur de l'enceinte de notre pénitencier. Je perdrais cette impression poisseuse d'avoir été projeté sur le sol d'un monde qui ignore tout de la beauté. Il n'arrive jamais rien qui ne finisse par du dégoût. Rien que la misère de sentir que l'insouciance du jeu que nous avions autrefois s'est muée en compétition sans objectif. Comme un prélude à la vie qui nous attend. Une entrée en matière. Un petit échauffement rien que pour voir ceux qui promettent, ceux d'entre nous qui ont l'esprit pratique et qui savent casser, humilier, vaincre, leurs semblables.

Et les plus doués ne sont pas forcément ceux que l'ont croit.

Je le vois bien. Même si j'ai treize ans, je le comprends déjà, sans les détails, sans les règles, mais l'aboutissement lui ne m'est pas inconnu. Les salauds de demain ne seront pas ceux d'aujourd'hui. Les salopards de ma cité, les truands en puissance, de ceux qui jouent le jeu pour ne pas perdre la face, jusqu'à ceux qui s'investissent à fond, mes copains et les autres, ne sont rien que des clowns. Leurs rêves bornés par la ville et la télévision, ils voudraient les réaliser, se précipiter sur tous les moyens, honnêtes ou pas, d'y parvenir. Mais au fond, ces rêves là n'entretiendront jamais le mal. Le mal je le sens dans la classe. Dans le regard de ma voisine, qui jette un oeil désapprobateur sur mes moyens d'évasion, lorsque la fenêtre me permet de franchir les murs, mais qui au même moment se réjouit de me voir moins efficace qu'elle ne l'est. Elle jubile, comme tous les autres, dès qu'un élève est montré du doigt par un de nos professeurs, un compteur de place fixé sur son petit coeur, qui tourne au gré du rang qu'elle s'imagine avoir, ou plutôt qu'elle imagine que la société lui doit. Pas notre société, mais celle que nos parents préparent.

William est un garçon qui me donne la nausée. Je ne peux pas m'empêcher de penser à lui sans être écoeuré. Mais c'est aussi mon meilleur ami au collège. Je ne sais pas ce qui de sa popularité ou de son argent l'immunise, à moins que l'un engendre l'autre, mais il traverse son incarcération scolaire avec une bonne humeur insupportable.
Je me demande parfois si c'est un véritable être vivant. Les filles semblent penser que oui. Les faibles rampent à ses pieds. Les forts lui trouvent du cran. Et moi je le déteste aussi souvent que je le vois. Ce qui fait de nombreuses occasions de le détester puisque nous sommes de très bons amis.

Pourquoi faut-il exister si petitement, tout au fond de soi, quand d'autres se déversent sans précaution, noyant les uns, éclaboussant d'un jet crasseux les autres ? A mesure que ces questions s'imposent à moi, je me sers du ciel, le vrai, celui qui surgit avec la réalité quand l'école me libère, pour construire un monde plus riche et plus vaste que des centaines de collèges et de collégiens réunis. Sur le chemin du retour toute la matière du monde est impatiente et diffuse ses miracles pour moi seulement. Je ne vois même plus la violence qui se prolonge le long de la route, jusqu'aux grands batîments qui s'élèvent à mesure que la courbure de la terre les dévoile, cette violence qui s'étire comme les boyaux fumants d'un animal mort, le souffle vital n'a pas totalement disparu, certains enfants cherchent à se faire mal, à casser quelque chose, à inscrire quelque part leur nihilisme de pauvre, puis la route les rend à leurs mères, à leurs foyers de pauvres, mais rassurants quand même.