Nous avons passé la porte d'un monde insoupçonné, le coeur plein d'appréhension pour cet ailleurs qui semblait malade depuis l'autre côté. Nous nous disions qu'il faudrait être patient et veiller à conserver le goût de nos terres, comme le jouet rassurant d'un enfant avec lequel il s'endort.
Nous pensions emporter avec nous des mots et des visages, et nous y attacher si fort que rien n'altérerait nos mondes respectifs. Tout nous laissait croire qu'en franchissant cette porte, nous ne découvrions rien qu'une réalité abîmée, sagement tenue à distance par nos dégoûts polis.
Et c'est ce monde qui nous a happé.
Derrière la porte, nos yeux se sont ouverts à de nouvelles couleurs, pas de celles qui éblouissent au premier regard, car ici la beauté peut prendre de longs chemins pour éclore, mais des couleurs qui emplissent l'air de nos yeux trop longtemps habitués à regarder des mirages.
Et de mes doigts, j'ai joué dans la lumière d'un été fuyant, d'une saison éphémère entre folie grave et folie douce, jusqu'à ce que l'un et l'autre se confondent et s'unissent, dans une entière fraternité, flamme parfois sombre, mais toujours vive, de notre songe d'une nuit d'été.
Là-bas, j'ai croisé un homme qui avait oublié de rire, et qui pensait à lui comme à une pièce indésirable sur l'échiquier de la vie, mais aussitôt que cet homme s'aventurait sur le chemin périlleux du plaisir, ses traits criaient d'une voix modeste, mais sûre, la fierté et la joie d'avoir contribué à être soi. J'ai vu le vrai visage de la générosité, celui qu'elle offre lorsqu'elle oublie son nom, et qu'il n'y a plus d'enjeux à se nommer ainsi. J'ai vu une enfant devenir femme, et chercher à s'envoler, pas pour fuir, non, mais pour mieux admirer son monde d'en haut.
Mais c'est également là-bas que nous nous sommes rencontrés, et que nous avons conjugué nos rires et nos peines, sous le soleil qui nous mordait le jour, et les philtres que nous partagions la nuit, concevant comme on danse, la précieuse petite bulle que le temps nous a prêté.
La réalité est bien amère et tout paraît solide et indifférent, comme si nous avancions chacun sur nos rails, et qu'à chaque croisement il nous fallait apprécier ces quelques instants que nous n'avons pas choisi. Mais là-bas, tout est différent ! Les statues ont des yeux qui vous regardent et vous ravissent, des gestes dont le charme indolent se perd dans le ciel griffé d'étoiles.
Le gardien de l'eau est peut-être maladroit, mais il ouvre ses portes sans compter et nous nageons dans l'ombre, l'ivresse au bord des lèvres, et les lèvres se soulagent de mots humides et doux.
Au matin de nos heures dilapidées par la nuit trop courte, nous rejoignons nos compagnons, encore étourdis par cette impression fugace, ce sentiment léger, excitant, qui nous dit : "maintenant est précieux !" La guitare s'envole, les mousquetaires se préparent aux facéties ordinaires de notre voyage extraordinaire, nous rions et lançons des grimaces à la folie, et déjà elle nous sourit, nous jouons à toutes sortes de jeux dont le but est d'être au milieu des autres, et de nous y plaire.
Derrière ses impénétrables secrets de chaman, notre grand chef veille. Nos hôtes comprennent son importance et respectent tous ses commandements, et nous aussi, nous regardons comme des mystères ses milliers de feuilles où les chiffres font la ronde.
Du fond de l'eau émerge une enfant terrible. Ses yeux ont bu un peu de la mer, alors elle en garde l'impétuosité, son caractère et la majesté de son mouvement éternel, qui étreint, gronde, se retire, et étreint à nouveau. Un homme intemporel s'avance et secoue de ses armes factices tous nos endormissements, son humour est une parade exquise pour réfuter la réalité et son approche.
Le temps s'affole, nous lui donnons l'ordre d'arrêter sa course, de nous laisser vivre dans ce monde, nous lui promettons de ne pas en abuser, d'être sage, et de ne rien gâter, mais le temps est maître, et déclare souvenirs, regrets, nostalgie, les instants que nous avons dévoré.
Il reste que nous nous sommes évadés, nous avons connu cette alternative, ce monde dans un monde, avec ses habitants exotiques dont les différences sont autant de raisons de moins s'ennuyer. Ondine, statue, troll et autres créatures fantastiques, je vous ai saisi et je ne vous libererai pas, vous êtes désormais dans les mémoires que je chéris, et même si la réalité certains matins s'infiltre en nous comme un poison, j'aurai en moi encore un peu de notre bulle.