Fauve

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La nuit est tombée sur le port, et la foule se déverse dans les ruelles où plane un parfum de poudre. Marchands, corsaires, et voyageurs forment un canevas bigarré, dont les formes dansent sous le feu vacillant des lanternes.
Je marche sur le pavé de cette ville inconnue, écrasé par l'air humide et chaud. Les uns s'affairent, d'autres ne font que passer, et comme eux, je flâne sans caresser la moindre idée d'un but.

Les habitations semblent mordre toujours plus loin dans l'espace de la rue, chacune étirant ses planches et ses poutres en de fragiles appendices, soigneusement sculptés. Entre les étals aux essences de bois précieux, et les épices qui y sont présentés, je navigue avec une sensation de vertige.
Mais je ne suis pas seul. Des visages semblent ne pas disparaître au grès des mouvements de la foule. Autour de moi je sens que nous sommes un groupe, bien qu'aucun visage ne me soit familier. Cette pensée devrait me rassurer, et pourtant une inquiétude grandit en moi, comme si avec la présence des autres m'incombait leur responsabilité.
Et sur l'instant, je voudrais être détaché, libre d'arpenter cette terre inconnue, sans attendre ni devoir de fraternité à personne.

Soudain, des cris, et puis un chien. Un petit chien inoffensif, creusant à travers la foule un sillon d'exclamation. Les gens se retournent sur son passage, certains se lancent à sa poursuite. Je ne comprends pas l'enjeu de cette course, ni ce que le petit chien ridicule représente pour susciter autant d'agitation.
Pris par la marée humaine, j'accélère moi aussi le pas, n'ayant plus le choix de ma direction. Je jette autour de moi un regard inquiet, indiquant à mes compagnons que nous devrions rester groupés. Nous suivons tous le mouvement, je note mentalement que parmi ceux qui m'accompagnent, il y a des gens en qui j'ai peu confiance, d'autres paraissent fatigués, maladroits, trop jeunes ou trop vieux pour s'engager dans cette expédition.
L'angoisse a remplacé l'inquiétude dans mon ventre, je me sens à présent l'obligation de porter la responsabilité de ces gens, de leur sécurité, comme s'il m'appartenait de les maintenir en vie.

Plus nous accélérons et plus le danger grandit. Quelque chose ne va pas. J'ai le sentiment d'avoir sous-estimé les risques, et je m'en veux d'avoir agis avec autant de légèreté. Il m'apparaît bientôt évident que ce n'est pas nous qui poursuivons le chien. Cette pensée me glace le sang. Car tous autant que nous sommes, nous fuyons, impuissants, vulnérables, face au chien implacable.
Un bref sursaut d'égoïsme me pousse à trouver refuge dans un lieu approprié, et j'entraine avec moi les personnes de mon groupe pour qui je me sens une affinité particulière. Si nous restons ici, sans faire de bruit, la menace devrait s'éloigner, me dis-je. Je perçois les échos proches des autres membres de mon groupe, je les sens incapables et idiots, sans protection au milieu de la rue, se lamenter sur leur sort.
J'ai peur de ce qui va arriver, je sais ce qui va arriver, et malgré cela, je sors. J'attrape un par un tous ceux qui n'étaient pas encore à l'abri, et je leur fais descendre l'escalier qui mène au rez-de-jardin. Une dernière fois, croyant qu'il restait encore quelqu'un à protéger, je me précipite à l'extérieur. Suffisamment longtemps pour voir les yeux jaunes du fauve. Sa robe noire aux reflets bleutés sous la lune. D'un bond je me retrouve à l'intérieur, fermant la porte derrière moi, et hurlant à mon groupe de s'enfoncer plus loin dans la maison.

La porte est condamnée. Mais la menace est désormais sur nous. Je sais que je devrais partir, fuir dans le labyrinthe de galeries creusées sous la maison. Toutefois je n'en fais rien. Ma volonté toute entière est tendue vers cette pensée : "ne pas laisser rentrer le fauve". L'idée que le fauve puisse rentrer dans la maison est inconcevable. A mes yeux, ce serait la pire perversion qui soit. Une défaite infligée à l'univers. Et me concernant, la trahison de ce que je suis.

Comme une farce cruelle, les volets des fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes sont de tissus alors qu'elles n'en avaient pas l'apparence. A chacun de mes essais pour calfeutrer une ouverture, mes doigts passent à travers la matière souple comme du papier.
Je sens le fauve rôder autour de la maison. Ce n'est désormais plus qu'une question de temps. Je pense au fond de moi que la lutte, bien que désespérée, est encore possible. D'autres sont venus me soutenir, et j'arrive à lire au delà de leur visage horrifié, ce bruit de fond presque imperceptible qui me murmure que je ne suis pas seul.

Le fauve est descendue par une des fenêtres, à la manière d'un tableau vivant, le tissu glissant doucement sur sa robe chatoyante. Avec l'élégance du vainqueur, le fauve s'est déversé entièrement depuis l'ouverture jusque au milieu de la pièce. Durant un bref moment, tout est si beau et tranquille, que je me prends à croire que tout s'arrêtera peut-être là. L'oeuvre est achevée.

Je me trompe lourdement. L'oeuvre attend sa pièce maîtresse. Elle ouvre la porte, et entre dans la pièce. Dès que son visage m'apparait je suis affligé d'un mal terrible. Je perds irrémédiablement tout espoir, ainsi que ma force vitale. Je ne contrôle plus mes mouvements, et même le passage du temps perd de sa consistance.
Sa chevelure de feu couronne deux yeux verts dont on ne voit pas le fond, et la détermination irradie de tout son corps. Le fauve reste sagement assis lorsqu'elle se déplace. Elle dévoile son sourire comme on aiguise un couteau, et sa cruauté nous submerge tous. Rien ne nous sauvera désormais. Cela s'impose à moi, nous sommes condamnés.
Contre le fauve nous avions une chance, mais cette femme représente l'idée même du fauve, la nature profonde de la prédation. Un silence s'installe durant plusieurs secondes, une éternité avant qu'elle ne déclare que l'un d'entre nous sera dévoré. Les mots ont un sens qui ne m'échappe pas. Il n'est pas question de mourir. L'un de nous va être dévoré.
Sa franchise, son sourire, ses manières non-chalantes sans qu'aucun geste, aucune expression, aucun mot ne soit laissé au hasard, et les motifs pourtant si terribles de son apparition, tout ceci me trouble, et bien que paralysé, j'essaye de me convaincre que je peux encore la haïr. Alors, la femme se lève et tourne vers moi ses yeux blessants. Et déclare que j'ai été choisi.

Aussitôt, les autres membres du groupe retrouvent l'usage de la parole et de leurs corps. Certains soufflent de soulagement. D'autres me regardent avec pitié. Il en est même, parmi ceux qui étaient restés avec moi dans la pièce, pour verser des larmes sincères.
Je suis assis. Et le fauve se rapproche de moi. La femme s'incline à mes côtés, et sans une parole me transmet le caractère inéluctable de ce qui va se produire. Je comprends qu'il ne s'agit pas d'un acte gratuit, mais d'un principe primitif, fondateur. La nature prélève pour offrir. Cette pensée ne m'apaise pas. Mon coeur frappe contre ma poitrine, je respire difficilement, et une peur panique me saisit.

La femme prend ma main droite dans la sienne. Je suis du regard mes doigts, alors que ses yeux se plissent, amusés par la situation. Et d'un geste sûr, elle mord profondément dans ma chair et arrache deux de mes doigts. La douleur est réelle, comme un acide puissant, elle brûle depuis la blessure jusque dans ma bouche. J'ai à peine le temps de penser à ma main, désormais inutile, et à la tristesse que cette mutilation me procure, quand la femme fait un signe au fauve, qui avec sa machoire déchire toute ma main gauche.
Des éclairs dansent devant mes yeux, je pleure malgré moi, mais aucun cri, aucun son ne sort de ma bouche. L'absence de ma main, et la sensation de l'hémorragie m'horrifient, mais je suis impuissant, accablé par la volonté surnaturelle de la femme. J'assiste en spectateur au festin de mon propre corps. J'entends un homme encourager la femme, et manifester son approbation. Je vois une jeune fille, dont je me sens proche, les yeux rouges d'avoir pleuré, et c'est à cet instant la seule pensée qui me réconforte. Lorsque je croise son regard, je sens son effort pour me regarder encore comme un être humain, je discerne la difficulté que cela représente, et la manière dont elle y parvient, même faiblement, me redonne foi en mon humanité.
Le fauve dévore une partie de mon pied gauche, la femme réalise quelque chose et son visage perd subitement de son assurance. Elle se tourne vers l'assemblée, et je ne comprends pas ce qu'elle leur explique, je n'ai plus beaucoup de force, plus assez pour me concentrer. Je crois qu'il est question de ma souffrance comme étant nécessaire, et d'équilibre.
La femme se tourne ensuite vers moi. Et pour la première fois manifeste une expression de douceur et d'empathie. Elle ne dit rien. Son visage en face du mien. Sa main sur ma cuisse. J'ai peur des mutilations que je viens de subir. Vais-je les conserver ? Une étrange pensée me vient : Est-ce que si je rêve, je reviendrai à nouveau dans ce monde où rien de ce qui arrive n'a de conséquence ?. De quel monde est-il question ? Où suis-je en train de rêver ?

Le même homme, à nouveau, aimerait que je souffre davantage, et sa cruauté ne me fait aucun effet, il demande qu'on me dévore les yeux et le visage, et son excitation est aussi stupide que son désespoir lorsque je suis allé le sauver dans la ruelle.
La femme l'interrompt en se levant. L'homme se recroqueville sur lui même dans un coin de la pièce. A l'intention de tous, la femme déclare qu'il faut désormais me laisser en paix. La douleur s'efface peu à peu, en même temps que mon champ de vision, et ma tête retombe sur la banquette où je suis installé.
Les images disparaissent, j'entends à peine les gens dans la pièce. J'ai toujours peur. Je suis parcouru de frissons. Mais c'est la chaleur qui m'emporte. Un vent doux sur lequel je glisse jusqu'au dernier sommeil.