Ganesh

image Ganesh

Fenêtre ouverte sur une nuit claire, les arbres immobiles tandis que le vent se mue en tempête. Assis à mon bureau, la lumière faiblit puis s'éteint tout à fait. L'obscurité comme une membrane sur ma peau.
L'intensité du vide ralentit mes mouvements; la fenêtre m'attire comme une bouche vorace. Et dehors, le spectacle muet d'un cataclysme. Mon regard se pose sur ma main gauche, encore lourde dans la pénombre.
Je distingue, plus que je ne sens, à la faveur de la lune, l'envahissement rampant de feuilles mortes sur mon poignet, mon avant-bras, et bientôt sur toute la surface de mon corps. Les feuilles sont animées d'un mouvement propre. Elles palpitent comme autant de coeurs arrachés qui s'épuisent en vain. Une autre âme naît en moi, elle se substitue à mes pensées, mes affects. Il devient impossible de savoir où la tempête fait rage. Mes frontières n'en sont plus.
Je suis l'orage, je suis le calme et le vide. Fin.

L'air est doux comme un matin de 1994. Ca et là quelques tâches d'ombres tiennent à distance la réalité. Je rêve.
Mes yeux ouverts dans le rêve m'indiquent qu'il va se passer quelque chose. Pourtant la scène est classique : les décors et les acteurs sont en place. Chacun attend strictement les consignes qui lui sont assignées.

Les grands pins retiennent leur sève sur leurs troncs pelés. Le jardin immense se prépare à rafraîchir nos molles après-midi caniculaires. L'érable platane peaufine l'ombre à laquelle nous viendrons nous asseoir, lassés des baisers ardents du soleil. Rien ni personne ne manque, la famille, les passants et les jeunes filles qui lancent de leurs longs cils des invitations à ne plus jamais les oublier.
Seulement voila, il manque à cet ensemble de quoi oublier que nous sommes en 2015, oublier que les pins ont disparu et que les jeunes filles sont désormais des mères. La spontanéité; elle est si absente que les regards se fixent sur moi et n'attendent que mes ordres pour mettre en route cette représentation.
Déçu, mais amusé d'être le spectateur de ma propre mise en scène, je laisse le soin à mon imagination de dessiner dans la matière dont les rêves sont fait, des visages et des lieux oubliés. Je glisse ainsi quelques adultes, comme des ombres bienveillantes et maladroites, bien plus souvent gênantes que serviables; Des oncles et des voisins, des cousins improbables, et toute la faune provinciale de rigueur.

Ma composition s'interrompt brusquement, lorsqu'une force mouvante, massive, et extérieure à mon omniscience, semble remonter la rue et se diriger vers nous. Un gigantesque éléphant, et l'homme étrange qui l'accompagne, parviennent à remonter le petit escalier qui permet d'accéder au jardin.

Sa force me semble prodigieuse et, fait surprenant, ne pas être contenue par la puissance de mon imagination lucide. L'éléphant s'avance sans tenir compte du décors, il traverse les murs et les arbres et ne s'immobilise qu'une fois bien au centre du jardin. Ce n'était pas tout à fait ça; l'éléphant s'est immobilisé au centre, mais ce n'était pas seulement le jardin, c'était toute la conception dont j'étais capable.

L'éléphant venait de se placer au point d'origine de tout mon univers.
Une pensée effrayante s'insinue dans mon esprit : il s'agit d'un tour de force, de ces numéros de cirque où le dompteur exige de son animal qu'il réussisse à faire preuve de retenue dans des situations particulièrement risquées. Je revois alors ces exécutions où l'on place des condamnés à mort à genoux, la tête bien à plat sur une pierre ou un rondin de bois, et... je n'ai pas le temps d'achever cette image qu'il est évident que l'homme cherche une personne pour son numéro.

La mort me paraît inévitable, je sens que cet animal va anéantir la personne que son dompteur choisira, j'en suis convaincu et la pensée que cela puisse être moi me paraît odieuse et terrible. Tous les figurants disparaissent, démasqués dans leur fuite, je vois leurs vrais visages, ce sont des ombres, de la matière spirituelle sans le souffle de la vie. Soit. Il n'y a donc que moi ici, je suis seul face à cette créature dont je crains la force, mais il n'y a plus d'issues, il se dirige déjà dans ma direction d'un pas décidé. J'entrevois la disparition comme l'éventualité la plus probable. Et puis tout se passe différemment.

L'homme est à mes côtés, l'éléphant me fait face, ses yeux sont des rivières qui se déversent dans mes yeux. Debout, les bras légèrement écartés, son corps est exactement celui d'un éléphant, mais il se tient comme un homme, droit et tendu vers le ciel. Je suis incapable de détourner mon attention. Les ombres sont en cercle autour de nous. L'homme déclare à l'assemblée des propos qui me concernent. Par étapes successives, il va choisir une dimension de ma vie, et demander à l'éléphant d'en faire l'examen. L'animal est si puissant que je ne peux ni bouger ni voir, ni sentir ni penser. Comme lorsque la nuit s'esquisse sur vous les contours d'une créature qui paraît vous tenir à sa merci, sans que vous puissiez crier à l'aide ou vous dégager de son emprise.
La peur laisse place à la subjugation. Toute mon expérience à partir de cet instant n'est que le choix de cet animal divin. Il me montre, me fait entendre, et me donne à ressentir ce qu'il a conçu.

Il y a d'abord des considérations générales, comme un examen de mon potentiel, de mon parcours aussi. Mais ce parcours a un sens plus large que cette vie là. Elle apparaît même comme un détail. Un détail qui a son importance mais qui ne comporte aucune finalité en soi.
Je vois, non pas l'avenir, bien qu'il me soit brièvement présenté, mais le sens transcendantal de mon existence, comme s'il s'agissait d'une simple phrase, écrite sur un bulletin scolaire par un enseignant soucieux de diriger les efforts de son élève.

Tour à tour, je vois la richesse et parfois la fragilité de ce petit édifice dont j'ai entrepris la construction. Il ne s'agit pas d'humilité, car je suis sans la loi des autres, la loi des hommes et des dieux qu'ils se sont créés. L'humilité n'aurait pas de sens face à soi-même. Le dompteur exige alors le plus grand silence, car il va me révéler, et seulement à moi, ce qui m'appartient dans cette vie là de savoir.

A la façon dont les choses me sont présentées, je comprends qu'il n'y a rien de tristement solennel, ni de fondamentalement injuste à cela, mais je vais mourir. L'éléphant me regarde en dedans, et à travers tous les possibles. Il me fait voir que je suis malade. Les mots et les heures qui marqueront ma mort. C'est un fait.

Puis vient une ultime épreuve. dans un mouvement d'une infinie rapidité, j'ai "vu" l'éléphant ne pas se déplacer pour venir vers moi. Comme s'il avait brisé l'espace qui nous séparait et l'avait évacué hors du rêve. Ses mains étaient humaines dans leur forme, de longs doigts bougeaient lentement comme pour attraper quelque chose que je ne voyais pas, mais n'avaient pas la fixité que nous attribuons à la matière. Je voyais des doigts apparaître et disparaître; la main était à un endroit ET à un autre.
Tout proche, il a posé ses doigts sur mon ventre, et j'ai compté. Sept doigts. L'homme m'a demandé de bien me souvenir de ce chiffre et de sa signification. Bien au delà de ma mort et de la signification de cette vie là, c'est ce sept qui devrait désormais me préoccuper et réclamer toute mon attention.

Comme si la foudre venait de s'abattre devant moi, l'éléphant et l'homme ont soudainement disparu. Plus d'ombre, seulement les éléments de ce faux paysage. J'ai attendu un instant. Cette main, la mort, l'éléphant, cela ressemble à ces présages auxquels les hindouistes donnent foi. J'ai pris de longues heures oniriques à méditer. Mais l'ennui n'a pas tarder à poindre. Lassé que ma lucidité m'ait fait voir les coulisses, je suis sorti du rêve.