Julia

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Où es-tu ?
Je suis là.
- Où es-tu ? je sens que tu ne me dis pas tout.
Ici, avec toi, et un peu plus loin parfois. Mais jamais je ne ne m'éloigne suffisamment.
- Suffisamment pour quoi ? J'ai peur.
Je t'envie.
- Pourquoi je ne sens pas tes mains sur les miennes ?
Parce que si je te touche, tu croiras que tu peux me voir.
- Où es-tu ? C'est bien ta voix que j'entends mais elle résonne différemment. Tu m'en veux ?
C'est exact, je ne tiens pas à te le cacher.
- Je t'ai fait du mal.
Tu peux t'en enorgueillir, oui.
- Je suis désolée.
Ca n'a plus d'importance.
- Parce que tu n'es plus là ?
Je te répète que je ne t'ai pas quittée.
- Mes yeux me trahissent alors, parce qu'il me semble que ton image n'est nulle part où je regarde. Serais-tu encore caché ? Pour mieux me surprendre et m'infliger d'atroces grimaces, tu sais celles que...

Ses mains s'agitèrent dans l'obscurité à la recherche de l'interrupteur de sa lampe de chevet. Paniquée, elle fouilla sa chambre du regard. Il lui fallut de longues minutes pour se calmer. Puis elle éteint à nouveau, en tremblant un peu, angoissée à l'idée de ne pas trouver le sommeil. L'angoisse s'était immiscée en elle, profondément. Son corps maintenait ses sens en garde. Contre quoi ? De qui avait-elle peur ? C'est précisément ces questions qu'elle fuyait, lesquelles nourrissaient sa peur, atisaient les flammes abstraites et menaçantes de l'ombre poudrée qui rampait dans la pièce. Elle défit légèrement le noeud de son pyjama, glissant discrète ses petits doigts boudinés jusqu'à à l'endroit où son esprit prit l'initiative de lui donner d'intangibles amants. Elle se masturba délicatement. Elle éprouva l'intensité de son soulagement au soulèvement de ses phalanges qui revenaient sans cesse lui donner soupirs et lumière, sous ses yeux clos. Puis, l'aridité de ses lèvres précipita ses efforts pour atteindre l'orgasme, son corps ne tarderait pas à ne plus y croire. Elle s'arracha, féroce, plusieurs gémissements douloureux et bascula dans les larmes. Pour autant elle n'arrêta pas. Son imagination rendit les armes et seule sa main s'évertuait encore à fonctionner, comme s'emballent et râclent les pièces furieuses d'une machine sans leur fluide vital.
Elle ouvrit les yeux sur un grand vide.

Je ne suis pas rancunier tu sais.
- Moi je veux que tu continues de me haïr.
Tu te sentirais moins coupable ?
- Moins seule surtout.
Pourtant il y a tous ces visages... ces autres qui gravitent autour de toi. Je t'ai vu leur sourire, tu ne dois pas avoir honte d'y prendre goût.
- Sans y croire.
Mais vivante.
- Vivante, oui.
Ca s'apprend, tout doucement, tu rentres d'abord dans le mouvement et ensuite par la force des choses, tu sais que tu y crois, parce qu'il n'y a rien de plus à faire, que ça s'impose comme une évidence.
- Je crois que tu me parles en ce moment. J'aime ça.
Ecoute bien. Entends-tu la musique ? Celle qui joue imperceptiblement pour nous, qui nous fait sentir que l'absurdité de la vie est une composition savamment orchestrée, accompagne-t-elle mes mots ? Est-ce que tu perçois l'incertitude qui pointe dans les premières lettres ? Suis-je là à te parler ? Ecoute attentivement. C'est l'infini qui s'exprime.
- Tu n'avais pas le droit.
Tous les condamnés à mort ont le droit à une dernière volonté. J'ai choisi de ne pas m'y soustraire.
- Tu as été ton seul bourreau.
Héautontimorouménos, tu te rappelles ? Je ne me le suis jamais caché. C'étaitma pénitence.
- Et dut-elle entraîner d'effroyables souffrances autour de toi, tu t'en moquais .
Je le reconnais. J'étais bien trop occupé à entretenir la mienne.

Où es-tu ? Réponds moi ! Dis moi où tu es ! Je viens avec toute ma colère, je t'accablerai de reproches, j'en crève d'envie, même de te battre, te gifler, te déchirer sous mes ongles. Je dois te rejoindre pour qu'on puisse se disputer, être francs l'un envers l'autre, tu comprends ? J'ai peur que sinon tu te fasses des idées, que tu me tournes le dos en pensant que tu avais raison, en haussant fièrement les épaules, tu le faisais tout le temps, maintenant je dois te voir, c'est nécessaire, on doit parler, c'est comme ça qu'on résout les problèmes, tu sais, on dialogue et on se félicite d'avoir agi à temps, ne pas laisser le temps nous gonfler d'orgueil, c'est ça hein ? On va se revoir et tu vas passer un sale moment, je te dirai que tu es lâche et tu feras semblant que je suis une idiote, que mon intellect s'est perdu en chemin, puis tu me demanderas de partir, de quitter cette chambre sans me retourner, que c'est terminé, que t'en as marre, que l'entrisme a tout pourri, et nous ferons l'amour. Le lendemain on ira dans ces forêts que tu aimais tant, on aura douze ou dix-sept ans, un ciel rien qu'à nous, et je te ferai décrocher ce sourire que tu m'avais confisqué la veille. Tu es là ?

Oui.
- Tu ne dis rien ?
Je pense.
- Ne t'en va pas trop loin. Laisse moi t'entendre encore.
Je crains que ma fuite ne dépende plus de moi.
- Alors donne moi la main, je vais t'arracher à cette sorcière.
Et si le courant est trop fort ? Si elle nous avait tous les deux ?
- Je la noierai, j'ouvrirai les vannes, les pompes l'avaleront toute entière, il n'y aura plus qu'un grand drap noir au fond de la piscine, et des cornes qu'on ira planter.
On aura de beaux arbres tu crois ?
- Des quantités. Tous chargés de fruits et de desserts.
Et du thé n'est-ce pas ? Du thé au caramel qui nous rendra tellement légers qu'on ira distraire l'horizon, en battant des pieds.
- Tu as raison. Oui, c'est comme ça que ça va se passer. La sorcière reviendra et on lui volera ses beaux habits, ils sont magiques, c'est entendu, on s'en fabriquera une couverture si épaisse qu'elle ne laissera plus jamais passer le silence. La lune nous prêtera son anneau et ce sera comme un manège entre nous, on descendra le temps en riant, avec dans les yeux beaucoup de gourmandises.
Et même si on tombe, on s'en fiche, ils peuvent rire et nous montrer du doigt.
- Et même si on tombe, oui, on pourra toujours se relever, ensemble.

Il fit un temps radieux en ce samedi 21 juin, la lumière se dispersait agréablement dans l'air doux de ce début d'été. Les ormes se languissaient au soleil, parés d'un bel habit de circonstance, frais manteau de verdure que les caresses du vent faisaient ondoyer. Cette atmosphère ne rendait pas moins lugubre la réunion qui affligeait quarante-sept personnes endeuillées. Et si la chaleur pesait sur tous les crânes, un seul tremblait de ce froid qui ronge les os. La jeune fille gardait de tristes sillons sur les joues. Elle s'approcha de la fosse béante au fond de laquelle elle devait se résoudre à jeter le symbole qui marquerait le commencement de son deuil, de sa propre pénitence. Ses charmes étaient rendus surnaturels par le chagrin, par l'idée même qu'il lui était inaccessible à présent. Elle se couvrit le visage avec ses mains et au fond d'elle, compris combien il serait dur de se relever.

Non loin, gaie comme un pinçon, la sorcière s'en allait avec son nouvel ami.