Je suis d'humeur ce soir, à vous raconter une histoire que me racontait mon oncle Georgio quand j'etais encore enfant.A l'époque je n'etais pas bien grand, et je n'etais pas gaté physiquement: deux yeux curieux et un nez d'ou s'écoulait en permanence l'éffluve hivernale, bref le ringard par excellence.J'avais pour manie de croire qu'aussi peu enviable soit mon sort sur le moment, il ne serait que passager dans l'absolu, et ainsi tout à fait supportable.C'est de cette façon que je traitais alors toute contrariété qui aurait exaspéré n'importe lequel de mes semblables, mais qui sans me laisser de marbre (j'avais quand même une certaine réticence à faire semblant de ne pas avoir mal),ne m'indisposait jamais très longtemps.
Or, c'est le problème qu'ont les gens qui, paranoïaques ou juste méfiants, se méfient justement, mais ne se préparent qu'à la seule éventualité d'un événement négatif et à la manière de lui faire face. Ces gens là oublient de mentionner que le plus dangereux, c'est ce qu'on ne redoute pas; Non pas parceque ce n'est pas réalisable, mais parceque nous n'avons que l'aspect plaisant de la chose qui nous vient à l'esprit. Le mal, le pis, l'affreux arriva d'abord comme un présent du ciel.
Mois de décembre, dans l'après-midi.
Vlan, la morve au nez, les cheveux sur mes yeux plissés, et les
lèvres déjà violettes, je tombais amoureux. Il
y avait au moins une vingtaine d'enfants sur le terrain de jeu ce
jour là, mais il fallait que ça tombe sur moi, mettant
ainsi fin à un plan stratégique infaillible qui avait
pour but de ne jamais placer autrui au dessus de moi,
morveux n°24 du terrain de jeu. Ceci déclenchant cela, je venais de découvrir
qu'inconsciemment, je louais mon esprit à un abruti avec qui
nous n'etions pas vraiment d'accord. Quand
je voulais aller jouer au foot, il protestait, proposant à la
place une activité socialisante au bac à sable. Quand
il n'y avait rien de plus beau que de plonger dans le ciel, étendu
sur la pelouse, caressé par les herbes, Monsieur voulait
m'emprunter le regard, "pas longtemps" disait-il et
effectivement il me le rendait aussitôt : une ombre s'imprima
sur ma rétine. Quand
j'accrochais un de mes plus beaux dessins aux murs de ma chambre, lui,
mécontent, s'ecriait qu' il n'y avait pas d'âge pour être
généreux, et finalement mon oeuvre disparaissait entre
les mains d'une ombre dont les contours devenaient de plus en plus
précis.
Il n'etait plus possible d'avoir un colocataire aussi exigeant, je prenais des mesures radicales : J'allais confronter mon ami de chambré à l'ombre qui paraissait le captiver. En chemin, je méditais sur "l'art de montrer que l'on se fiche éperduement de son interlocuteur" quand soudain, elle se chargea de me trouver avant que je ne le fasse. Bizzarement, quand je voulu prononcer un mot, je m'aperçu en quelques dixièmes de seconde que j'etais à nouveau seul et il m'en fallu autant pour réaliser que j'etais térrifié. D'ailleurs je n'etais pas le seul, puisque l'ombre (qui n'avait plus de l'ombre que les yeux fuyants) tremblait bras et jambes, faisant évoluer l'idée que je me faisais de la situation: Plus besoin de lui montrer que je suis au dela de tout ceci, puisque qu'elle se donne volontairement en pature à mes yeux dévorants. Second revirement inattendu, cette fille juste devant moi, qui etait insignifiante et à priori semblable à tous les autres enfants il y a deux minutes venait de devenir l'unique raison de mon existence en cet instant préçis. C'est vrai me dis-je, si j'existe, c'est certainement pour la rencontrer.Et le contraire me fait dire que je suis indispensable, tout comme elle, à l'univers et ses implications existencielles ! Le reste n'existe plus, à vrai dire qui peut affirmer qu'il y avait autre chose qu'elle et moi et 2 mètres carré de bitume la seconde précédente ? Personne, car je comprends instantanément que tout est elle et, n'existe qu'à travers elle, l'herbe qui donne des boutons quand on s'y allonge, les enfants qui chahutent sur le toboggan, la télévision qui dit des choses incompréhensibles à l'heure du repas, tout etait préliminaire à sa rencontre et devient un cadre à sa peinture, la vie est alors le seul support capable, non pas d'embellir Julie, mais de ne pas ternir le sourire gêné dont elle me fit grâçe ce jour là.
Je crois qu'il serait malhabile de raconter la suite, tant elle ne déroge pas aux classiques du genre. J'etais donc amoureux, enfin je n'en etais pas tout à fait sûr, j'avais entendu le terme dans une discussion d'adultes, mais les adultes étant limités de naissance, je n'avais pas pu leur demander d'avantage de préçision. Les livres, avec qui j'avais sympathisé très tôt et qui sont par nature beaucoups moins limités que les adultes, m'aidèrent un peu mieux à comprendre que j'etais tout à fait normal. Ce fut déjà un choc que de se savoir contaminé par une maladie populaire. Le second fut d'apprendre que ça cesserait un jour, pour cela j'en voulu vivement aux magazines présentant les stars et leurs péripéties sentimentales. Mais lorsque debout sur un banc, scrutant les grandes étendues enneigées du bac à sable qui s'étiraient sur des dizaines, voire des milliers et peut être plus de centimètres, je voyais apparaître la silouhette menue et légère de Julie, alors aucune question n'avait lieu d'être, et pas même Johnny hallyday et l'amour qu'il ne porte plus à sa femme ne me ferait frémir, devant ce petit sucre au miel qui ouvrait de grands yeux brilliants quand elle s'élançait vers moi.
Je vivais d'interminables (mais trop courtes) après-midis, ou nous jouions, nous nous regardions avec curiosité et malice, et ou chacun de nos gestes etait béni d'une grâçe divine, enfantine, que nous étions probablement les seuls à admirer, assis dans l'herbe ou dans le sable. Très vite les autres enfants s'informèrent, pour savoir ce qui n'allait pas chez nous, et parmi eux il fut des gens très bien renseignés: "Vous êtes amoureux ?" A cela nous répondions, comme nous l'avions convenu, que les amoureux perdaient leur temps en bavardages inutiles, ou en gestes monstrueusement adultes et donc parfaitement faux. Les curieux s'empressaient surtout d'en venir à l'essentiel : "un baiser ?" Je m'emportais alors dans l'explication de principes dissimulant à peine mon envie de les transgresser, le bisou n'avait rien avoir avec les sentiments que nous ressentions l'un pour l'autre, c'etait un geste déplacé et grotesque qui même en échappant à la vue, donnait dans le ridicule quand on l'entendait. Il n'avait de signification que pour les adultes, qui raffollaient de geste visant à montrer leur désir mutuel de possession de l'autre.Or c'etait pour moi une vérité inébranlable au même titre "que la nuit est toujours suivie d'une journée", que de voir en l'adulte une créature mystique vivant a l'état sauvage avec nous autres enfants , et mûe par le seul désir de posséder encore et toujours de plus en plus de chose. Après quoi, je regardais discrètement Julie, rougissais, et pensais à la même chose qu'elle.
Julie et moi vivions donc le parfait amour en dépit de nos convictions théologiques avancées, quand un événement terrible se produisit. En allant à l'école un matin je ne vis pas Julie, et encore moins en revenant.J'en informais mes adultes responsables ainsi que les habitués du terrain de jeu, sans grand résultat. Personne ne savait ou Julie pouvait être... Alors, à quoi bon servaient ces choses sans valeur et qui ne m'étaient d'aucune utilité ? A quoi bon avoir des parents si ils ne sont pas capables de répondre à une seule question dans toute une vie, que sont ces enfants, morveux et le rire aux lèvres, qui ne m'écoutent pas quand je leur parle, et qui ne me comprennent pas quand ils m'écoutent ?
Cette journée fut noire littérallement comme symboliquement, le temps n'etait plus le vent froid de fin d'hiver arrosé de soleil, mais les gros nuages noirs annonçant le printemps et dont le nom "Amagumo" en japonais ne m'aurait pas aidé à les faire fuir. La nuit, je pleurais de rage et péchais par égoïsme, je voulais Julie, je la voulais pour moi, maintenant, et n'avais que faire du récit qu'elle me ferait de cette journée où nous ne nous étions pas vu. Je n'eus jamais à l'entendre. J'appris le lendemain dans la cage d'escalier, que le monde, l'univers, que dis-je, La Vie! Julie venait de succomber à l'hôpital d'un mortel accident de la route avec son papa et son frère.Sa maman qui n'etait pas dans la voiture à ce moment etait gardée à l'hôpital elle aussi, effondrée. Vinrent avec la douleur, les larmes, l'envie d'hurler, de frapper le monde de ne pas avoir su la garder, et une blessure indicible courant sous mes yeux, sous mon ventre et me lacérant l'estomac pendant des mois.
L'adulte conscient qu'un problème existe, se trouve toujours bon
d'aider l'enfant qu'il a à charge, ainsi je fus puni pour
avoir arraché sans réserve le béton ou j'avais vu
Julie pour la première fois. J'en
avais jeté les morceaux le plus loin possible en essayant
d'écorcher la chair des mes doigts, de
combattre cette douleur sans nom et sans forme par une autre, en vain.
Je pris conscience pour la premiere fois de la cruauté du vide, ma colère sans adversaire, qu'aucune promesse ne pourrait faire trembler,
sa disparition comme une loi nouvelle, impossible à défier : rien ne ramenerait
Julie.