La bête

image La Bête

Ce n'était pas du tout la bonne route, ni le meilleur endroit pour être en rade d'essence. L'homme essaya une nouvelle fois de démarrer. Rien. Il se sentit soudain seul, beaucoup plus seul que d'habitude.
Qu'est ce qui cloche chez moi ? pensa-t-il. Affaissé sur le volant, il trouva encore un peu rassurant la présence des lumières sur son tableau de bord. La nuit, derrière la vitre, semblait prête à s'engouffrer dans son véhicule inerte.

Il sortit non sans appréhension, plissant les yeux, la main sur la portière. Scruter la lisière du massif forestier fit surgir en lui une angoisse qu'il tenta de canaliser par une colère surjouée.
Merde ! dit-il tout haut, puis il frappa du poing le capot, retenant son geste au dernier moment, rappelé par la crainte irrationnelle d'être entendu. Le dernier village qu'il avait traversé se trouvait au moins à dix kilomètres. Marcher ? Sans autre lumière que celle de mon portable ? Ou passer la nuit ici, peut-être qu'une voiture passera et s'arrêtera. Aucune de ces éventualités ne lui plaisait, mais il fallait choisir. Et faire le mauvais choix, se dit-il, dépité. Le silence de la forêt le dévastait. L'opacité de cette nuit sans lune le terrifiait. Cette situation était défavorable, ses pensées cherchaient un responsable. Et ses pensées le ramenaient toujours à cette évidence : Rien n'allait jamais.

Alors il la vit, juste de l'autre côté de la route. Il vit ses contours monstrueux, ses griffes, et ses yeux. Des yeux où jaillissait une haine sauvage. Il en oublia de respirer. La bête ne bougeait pas. Son premier réflexe fut d'ouvrir la portière et de s'enfermer dans la voiture. Aucun mouvement de la bête. Plus rien ne venait sinon une terreur grandissante. Elle le fixait, il en était certain. Les mots ne sortaient plus. Il se précipita sur son téléphone, comme s'il s'agissait là de sa seule ressource, son seul mécanisme de survie. Les mains palpèrent désespérement ses poches, et il sentit un froid intense le couvrir à mesure que sa mémoire lui déroula le cour des évènements.
Sa copine, envolée avec un autre, son téléphone qu'il avait laissé chez elle, ce départ précipité pour tout récupérer, la route incertaine, la panne, seul, toujours tout seul. L'homme voulait disparaître, non pas mourir, ça il ne le voulait pas, mais se volatiliser et laisser cette coquille vide derrière lui. Il pleura sur son volant, geignant, implorant, certain qu'il n'avait rien fait dans sa misérable vie qui justifiait autant d'acharnement.

Je voulais juste être tranquille, qu'on me laisse tranquille. Il sanglota ainsi jusqu'à ce que la silouhette de la créature se rapproche dangereusement de la vitre passager, et que son instinct le pousse à partir à travers les bois. Ses jambes s'activèrent sans qu'il n'y pense une seconde. Son impulsion lui donna plus de force qu'il ne savait en avoir. Il évita les troncs, sauta par dessus les buissons épineux, franchit des centaines de mètres sans se retourner. La nature le griffait, déchirait par endroit ses vêtements et sa peau, mais la douleur n'était pas. Une seule idée précise le guidait, fuir.
Lorsqu'il revint à lui, il ralentit son allure, abruti par la course, haletant, pris d'une envie irrépressible de vomir, ce qu'il fit immédiatement. Attentif aux sons qui pourraient lui parvenir de l'endroit d'où il venait, l'homme s'accroupit et attendit. Ca va, se dit-il, pour l'instant, ça va. Il s'allongea complètement sur le sol moussu et humide. Encore quelques minutes, pour être sûr. Ses yeux cherchaient en vain des repères dans le sous-bois. Il rampa vers ce qui lui semblait être un amoncellement de branches mortes. Qu'est-ce-que...? lacha-t-il en sentant sous ses doigts le métal gelé. L'obscurité commençait à se laisser apprivoiser. Il devina les restes d'un feu, une cabane rudimentaire, et sous ses mains, des outils. Non, des armes, se convainquit-il, et il empoigna les tiges de fer de toutes ses forces.
Cette présence du métal entre ses doigts lui donna de l'assurance. Il sentit son poids, sa rigidité. Puis il imagina sa puissance, sa capacité à briser, à détruire ceux qui lui avaient fait du mal. La liste était longue. Un sentiment très net germa en lui. Le dégoût se cette faiblesse dont il sentait les fils l'animer comme un pantin, puis la colère de ne pas avoir été à la hauteur. De grands coups éclatèrent l'écorce du rondin le plus proche. Sa main tombait, fatale, inévitable. Une des tiges se brisa sur le bois dur et entailla profondément son visage. Sonné, il passa sa main sur la plaie. Le sang épais se déversait depuis son front, il en sentit sur sa langue le goût métallique et se galvanisa aussitôt. Décidé, il se redressa et rebroussa chemin.

A l'affût, les sens entièrement tendus, les mains cramponnés à ses armes, il retrouva la piste de la route. Ses vêtements en lambeau flottaient sur son corps à vif. Son instinct lui dicta tout, il n'était plus que cette intuition exacerbée. La colère tout à l'heure naissante avait été engloutie par le pouvoir dévastateur de la haine. Un pouvoir dont l'instinct s'abreuvait et qu'il dirigeait à présent contre l'univers tout entier. L'univers en cet instant, était coupable, et la justice allait s'abattre.

Ses sens exigèrent qu'il contourne la présence, qu'il la prenne à revers, la surprise serait de son côté. Et la peur dans l'autre camp. Jamais rien n'avait été aussi limpide. Sale, recouvert de sang, il se glissa d'un côté à l'autre de la route, bien en amont de la voiture. Longeant le fossé, déterminé à tuer, sa forme menaçante repéra l'ennemi, l'instinct jouissant d'imposer à sa proie sa présence inéluctable, il se dressa face à lui.
L'ennemi le redouta, l'instinct avait vu juste. La frèle silouhette plongea à l'abri dans le véhicule. Il jaugea l'ennemi de toute sa volonté à tuer. Se tenant droit face à lui, les armes en évidence, comme des crocs, il anéantit de son regard animal toute combattivité chez sa proie. A travers les vitres, il pouvait voir l'homme, son ennemi, perdu, défait, foudroyé par la peur, dans ses habits d'homme, avec ses pensées d'homme.