Le don

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Je suis invité à rejoindre des gens de ma connaissance. Je dis connaissance parce qu'il faut bien mettre un mot sur l'impression gênante qui caractérise nos rendez vous avec des inconnus bienveillants. Nous nous rendons dans une maison accueillante, et la famille qui s'y trouve l'est tout autant. L'histoire semble ordinaire, je ne suis surpris ni par la tournure que prennent les évènements, ni par les visages que je découvre sans m'attacher véritablement à les reconnaître. Pourtant, sous ma peau virtuelle, dans mon songe, je sens se glisser quelques gouttes de l'effroi que l'intuition se plaît soudain à nous appliquer de sa main d'araignée. Est-ce la maison et sa pièce trop vraisemblable pour être rassurante ? Où sont-ce les enfants qui me dévisagent avec l'intention évidente d'aller à ma rencontre ?

Les plus grands sortent tout juste de l'adolescence, qu'ils quittent comme ils y sont entré, insouciants et désinvoltes. Leurs parents les sermonnent sans conviction sur le fait qu'ils fument parfois et que ce n'est pas une bonne chose. Je me sens de trop. L'amabilité affichée par la famille me met mal à l'aise. J'ai l'impression de pouvoir prendre place parmi eux, qu'ils m'y convient. Leurs signaux deviennent de plus en plus grossier ce n'est plus une invitation à les rejoindre sur le canapé, mais une incitation à la luxure. Les femmes me regardent avec envie et les hommes approuvent, en hochant de la tête avec des sourires de vainqueurs qui souhaiteraient partager leur butin.

La sexualité semble sourdre des murs de la pièce, et je ne peux m'empêcher de penser que sous cette couche épaisse de bonnes manières et les dehors les plus amicaux, se cachent les plus vilaines figures.
Mais comme j'aperçois dans le jardin certains de mes compagnons, je m'éclipse. Au même moment, toute la famille se presse vers la cuisine, et depuis l'extérieur, je devine à travers la baie vitrée que leur attention est toute entière tournée vers le plan de travail qui trône au centre de la pièce.
Je crois d'abord qu'ils s'affairent autour d'un animal blessé, un chien, dont je discerne les contours vagues et les frétillements caractéristiques. Toutefois, à mesure que j'approche, le chien perd sa consistance pour se métamorphoser en une créature hideuse et dont l'expression de la souffrance rappelle celle d'un homme. En arrivant dans la cuisine, je saisi subitement qu'ils ont tous le regard dirigé sur l'assiette qui le contient.
Ses gestes sont surnaturels, saccadés et ne semblent pas obéir aux mêmes lois physiques que les notre, ses balancements se manifestent dans la réalité avec si peu d'images qu'on croirait une succession de photographies vivantes.

D'autant que la créature possède une paire de cornes au sommet de ce que toute conclusion logique et non observative définirait comme sa tête. Sa peau sombre et épaisse se présente comme l'ondulation de motifs changeant au gré du regard. Je ne peux m'empêcher de m'en souvenir comme une sorte de démon primordial, entité puissante mais simple, véhiculant toute la monstruosité de l'anti-homme. D'abord la pitié me submerge, parce que je comprends qu'elle agonise, qu'elle respire à peine.

Les visages autour de nous expriment une placidité surprenante, chacun fixe la créature dans l'attente de sa mort, sans commisération ni autre expression superflues, et pas même de chagrin et d'apitoiement n'accompagnent l'imminent départ.
Lorsque la créature s'étire en d'affreuses agitations, je vois précisément le moindre de ses sursauts doublement marqué du sceau du mal, "car c'est le diable" me dis-je en dormant, "c'est le diable qui affronte la mort dans un terrifiant combat".
L'un des convives lança alors "regardez ! c'est le dernier ! le dernier souffle !" Ces mots trouvèrent pour la première fois une signification intense et pratique. Je vis la bête ouvrir sa gueule et inspirer en soulevant son torse lourd, je vis ses poings se serrer et sa peau luire. Enfin, je la vie laisser son dos tomber dans un souffle pathétique au cour duquel ses membres prirent l'aspect de racines sèches et noueuses.

La pièce fut désertée sans la moindre cérémonie, dans un calme tout à fait inapproprié. Moi, je reste immobile. Je regarde le cadavre et j'attends. L'idée ne passe pas. Elle ne parvient pas à s'achever dans ma réalité. Je refuse qu'un esprit animant la chair puisse se défaire de cette attache. Cette causalité entre la mort et l'absence d'âme dans le sang et la chair me répugne.
Alors, de ce corps inanimé, je construis en pensée une poursuite de l'histoire différente, je m'imagine qu'il reprend vie, comme un édifice. Mais rien ne vient. Dans le salon que réchauffe une grande cheminée, j'observe les gens.

Mon problème ne semble pas pouvoir être résolu. La résurrection n'est pas seulement un don que je me sais posséder. C'est ma raison d'être. Ma finalité. Et cette faculté excite mes hôtes. Et bientôt les fait trembler. Tout le rêve n'est qu'un exercice préparatoire. Des morceaux de bois sont alignés au dessus de la cheminée. Sur chacun d'eux se trouve un symbôle. Ils peuvent servir, m'apprend-t-on, pour ces facultés dont je ne suis pas le seul à disposer.
Au lieu de me saisir de ces objets, j'utilise mon esprit pour pénétrer leur étrange nature, je les absorbe spirituellement, je me les représente comme les matériaux de l'élaboration à venir.

Cette fois je sais que je peux y parvenir, et même si aux yeux de la famille il s'agit d'un blasphème, je me concentre et sens dans ma gorge que quelque chose commence. Je sens le bois immatériel qui est travaillé près de mes cordes vocales. Comme une allégorie du verbe qu'il faut concevoir par le langage. Ma respiration devient plus difficile, et je déglutis faiblement.
J'ai la révélation à l'instant où la douleur s'estompe. J'ai façonné la clé, je peux la prononcer, et c'est une évidence que je saisis. Le corps sans vie est parcouru de spasmes et progressivement refait surface dans le monde des vivants.

J'ai beau avoir bafoué leur loi. Avoir enfreint la règle suprême. Tous les invités regardent mon intervention avec fascination. Ils appréhendent à présent que je me détourne d'eux. Et pour une raison que j'ignore, ils tiennent à m'emmener dans un endroit où je serai en mesure d'obtenir d'autres ressources spirituelles pour alimenter mon don. Mon esprit est parfaitement serein. Savoir que j'existe à cette fin me rempli d'une lucidité que je n'aurai jamais connu que vénimeuse, et qui ici fait l'objet de l'exercice confiant de mon existence. Je crois comprendre ce que divin veut dire. Plus rien ne me trouble. La sexualité qui accompagnait mes hôtes s'efface. Très vite la fraternité devient le seul désir objectif entre nous tous. Ma puissance est sans arrogance.

Hommes, femmes, nous partons à pieds jusqu'à "la source". Une amie est du voyage, elle est radieuse et discute avec les autres femmes tout en marchant. Sa vue me jette loin de la paisible joie des moments précédents. Je me prends à supposer qu'elle puisse disparaître. Je me prends à lui faire subir en imagination toutes les différentes souffrances que j'aimerai de tout mon coeur lui éviter. J'essaye, parce qu'elle est enthousiaste et se retourne beaucoup vers moi, de lui faire partager ma confiance et l'étendue de mes perspectives : "Tu te rends compte ? Avec d'autres ressources, je serai immortel." Son sourire minimise ma découverte et mes pouvoirs, elle retourne à ses bavardages heureux et à ses petits sauts de cabri sur le trottoir. Mes petits arrangements avec la mort lui apparaissent visiblement trop peu intéressants. Finalement, je lui annonce, pensant l'amener davantage dans mon sens de cette manière, que je la ramènerai infiniment à la vie, qu'elle sera à l'abri de notre seul prédateur inévitable. Elle se retourne, toujours sans l'ombre d'un mépris, et me dit presque en plaisantant que jamais elle ne voudrait être ramenée à la vie, que j'avais intérêt à promettre, en me menaçant comme les enfants d'un doigt levé en signe d'indignation maternelle, de ne jamais la ramener à la vie, et que si elle mourrait, demain ou un autre jour, ce ne serait pas grave du tout. Je comprends ce qu'elle veut dire. Elle veut l'expérience entière, sans peur, fragile, menacée, mais la plus sincère qui soit.

Je conduis seul sur une grande autoroute. Le petit vallon qui approche me laisse voir la colline qui fait face. Un virage m'empêche au loin de suivre les véhicules de mes compagnons. La source me semble bien loin à présent. Mon téléphone est à côté de moi sur le siège passager. Il sonne. Je me réveille.
Je ne suis pas immortel.