À travers la littérature, et dans l'histoire même de l'humanité, s'est fondée une idée particulière de l'appartenance et de la solidarité. "Tous pour un, et un pour tous" comme le clamait un célèbre épéiste, hissant au plus haut de l'échelle des valeurs l'idée que l'appartenance à un groupe, et ses bénéfices, permette à l'individu de sortir de cet état d'inquiétude et de faiblesse propre à la solitude. La "force" du groupe, du clan, de l'ensemble que constituent l'individu et ses pairs est à la fois une force fantasmée, celle qui symboliquement est envisagée comme un lissage des différences des uns et des autres, par le rattachement à un principe commun, et une force réelle, celle du nombre, de la puissance d'autorité lorsque le groupe agit vers l'extérieur, et de la puissance d'amoindrissement lorsque c'est l'extérieur qui agit sur le groupe.
Pourtant, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il n'est pas nécessaire qu'un groupe partage un principe commun pour s'y sentir appartenir.
La psycho-sociologie illustre ce constat par l'expérience suivante :
Une trentaine d'individus se sont portés volontaires pour une aventure sociale amusante, passer un mois dans un foyer où ils pourront occuper leur temps comme ils le souhaitent. Des salles de divertissements communes sont aménagées, proposant une bibliothèque, bars, salles de sport, billards, salles de projections, etc.
Lorsque les participants arrivent sur les lieux par leur propre moyen, ils sont invités à remplir plusieurs formulaires, et se voient remettre un badge d'identification avec leurs nom et prénom, ainsi qu'une lettre choisie arbitrairement, A ou B. Pour toute directive, il leur est expliqué individuellement qu'ils ne seront soumis à aucune surveillance particulière, mais devront réaliser des comptes-rendus quotidiens. Globalement, il leur est expliqué que l'étude à laquelle ils participent a pour objet "l'organisation du temps libre et ses effets sur le stress"
A la fin de la matinée, tous les candidats sont présents, et sont répartis 50/50 entre ceux qui possèdent un badge estampillé A ou B.
Les chambres, au nombre exact de candidats, sont toutes identiques, mais ne sont pas assignées, et sans consignes supplémentaires, les sujets de l'expérience vont investir progressivement les lieux. Or, il apparaît déjà qu'en absence d'objectifs et de règlement particulier, les personnes de chaque groupes, qui ne se connaissent pas, vont manifestement se rassembler spatialement, en occupant des chambres mitoyennes ou se faisant faces.
Plutôt que de reprendre l'historique complet de ces quelques jours, voyons ensemble les résultats les plus marquants :
Au premier soir : Des tensions sont d'ores et déjà ressenties, et des marqueurs d'identifications sont élaborés autour de la lettre sur le badge. Les candidats supposent des critères d'appartenance à tel ou tel groupe, et plus généralement parviennent à se mettre d'accord au sein d'un même groupe sur la pertinence de ces critères (âge, origine, niveau socio-économique, intelligence et compétences supposées).
Après trois jours : Majoritairement, les candidats décrivent leur perception des autres candidats comme étant "bonne" ou "mauvaise" suivant le groupe auquel ils appartiennent. Progressivement, un mode d'utilisation alterné et des horaires tacites se mettent en place pour les salles de divertissement.
Fin de la première semaine : La fluidité dans les relations inter-individuelles est devenue dépendante de la logique d'appartenance, et des rôles qui ont été définis pour chaque individu au sein de chaque groupe. Des participants se plaignent de comportements abusifs à la fois au sein de leur groupe et de membres de l'autre groupe. Des transferts entre les groupes ont lieu, mais sont ressentis et rationnalisés par les individus comme étant hors de leur contrôle.
Fin de deuxième semaine : Les tensions prennent spontanément la forme de menaces aggressives, ou de violence spontanée à l'égard de l'autre groupe et de ses membres. Les hypothèses sur l'autre groupe et sur ce qui lie au sein de leur propre groupe sont devenus des éléments tangibles dont l'importance est à défendre. Plusieurs individus décrivent leur groupe comme leur famille, en accentuant le caractère inaltérable du lien qui les unit. Ils décrivent également leur besoin d'approbation au sein du groupe.
Fin de la troisième semaine : Les problèmes relationnels au sein des groupes sont vécus comme des problèmes d'ajustement aux normes du groupe. Les participants substituent presque systématiquement le "nous" au "je" lorsqu'ils doivent parler des conflits auxquels ils prennent part. Les deux groupes ne fréquentent plus la cantine en même temps, cette répartition est expliquée par les groupes par des questions d'habitudes et de préférences personnelles. Des sous-groupes émergent au sein des groupes, et réunissent notamment des personnes exprimant leur souhait de s'émanciper du groupe. Certains de ces mouvements amènent des restructurations, des badges sont modifiés, de nouvelles lettres et sigles sont créés.
Fin de la quatrième semaine : Des couples se sont formés au sein des groupes, et le dernier soir les participants confient leurs craintes de retourner chez eux. Certains expliquent vouloir rester en contact. Les deux groupes ont troqué le conflit ouvert contre une forme d'adversité et d'imperméabilité. Interrogés, les participants tiennent désormais un discours similaire sur la nature de l'autre groupe (et des autres groupes alternatifs) décrivant ce que ses membres ont de différent, de rédhibitoire, et ce qui l'engage à ne pas les fréquenter. Les individus ayant formés des groupes alternatifs permettent aux membres du groupe A et B de trouver des points d'entente. La dernière semaine a montré que ces groupes alternatifs étaient les moins bien considérés du foyer.
Six mois plus tard : Revenu à ses préoccupations ordinaires et ses liens familiaux, professionnels, conjugaux et amicaux, chaque individu décrit l'aventure comme "unique" et décrit "son" expérience en minimisant le rôle qu'ont joué les autres participants. Ses choix individuels sont mis en avant et sont mis en relief sa prise de recul sur chaque évènement ayant émaillé son quotidien. Les relations intenses, et parfois intimes, ayant eu lieu durant leur séjour sont pour la plupart réduites à une forme de divertissement, voire entièrement tues. Les rares individus ayant poursuivi ces relations se disent "déçue" de ce retour à la réalité, et cherchent à renouer en vain avec certains participants. Deux participants ont tenté de mettre fin à leurs jours quelques mois après la fin de l'expérience.
Comment expliquer qu'en un temps si court des personnes ne se connaissant pas puisse se convaincre d'avoir intérêt à se rapprocher de telles personnes plutôt que telles autres ?
La réponse avancée est qu'il n'existe à proprement parler aucun critère ayant d'importance. Ce qui nous convainc est le résultat d'un mécanisme primaire : le besoin de protection. Et pour cela, nous sommes prêts à tout, y compris formuler à l'égard d'autrui des reproches imaginaires, parce que l'intuition nous murmure que ça pourrait être bien vu par le groupe et donc nous permettre d'y faire notre place, et de nous mettre à l'abri.
Car, oui, loin, derrière des centaines de milliers d'année d'évolution, des dizaines de milliers encore de culture, de progrès et d'élaborations juridiques, nous restons intimement persuadés qu'un individu seul, celui que nous sommes, que nous restons au fond, comme le grain de sable sans le désert, n'existe pas sans la multitude.