Il était une époque où l'homme marchait avec humilité sur la terre, dispersé, soumis aux mystères de son existence fragile, prélevant avec gratitude, n'ignorant pas qu'il serait, lui aussi, un jour fauché par le monde qui l'a nourri.
De cette époque, nous avons conservé des reliques abîmées, sentiments abstraits qu'il nous tient encore à coeur de contempler avec déférence, la foi pour les uns, la magie pour les autres, l'absurde, aussi. Cet attachement ne nous est pas étranger, et provoque des émotions intenses qui ravissent et terrifient.
Les spectateurs du magicien, qui défie la logique par ses tours, les fidèles qui s'ouvrent à Dieu lors de la prière, l'homme qui rit lorsqu'il est confronté à l'absurde d'une situation, toutes ces personnes recherchent et connaissent, à des degrés différents, les mêmes sentiments de crainte mêlés à l'intuition intime que ce qui est à craindre est aussi digne d'une admiration supérieure.
Merveilleuse, chez l'homme, est la nature de ce qui ne lui est pas accessible, et qu'il lui semble ne jamais pouvoir approcher, comme si les facultés de l'homme à appréhender les choses, les rendaient perfectibles. Les anges auraient-ils été découverts parmi les nuages, qui se serait encore soucié d'écrire et de rêver leur monde, si ce n'est quelques ethnologues fatiguants ?
Le désenchantement du monde est la conséquence de plusieurs facteurs, aucun n'est responsable à lui seul des changements opérés dans la manière qu'ont les hommes de se représenter leur existence. Ainsi, les hommes se sont multipliés, dans des proportions extraordinaires, et dans un laps de temps très court, et ils se sont également regroupés. Ces deux facteurs ont participés à modifier radicalement la façon dont les hommes se sont représentés le monde. La diversité des environnements de vie, les particularités du monde à soi, ont fait place à des territoires partagés, arpentés, contemplés, analysés, par des centaines de miliers d'individus.
Ce qui garantissait autrefois notre sentiment du merveilleux, c'est de croire en la singularité de notre expérience, de pouvoir fouler avec parcimonie des terres dont le mystère paraît toujours intact. Que l'on soit seul, ou dix, la somme de nos regards sur cette partie du monde ne suffisait pas à épuiser son sens. Mais dès lors que des milliers, voire des millions d'individus, vivent ou transitent au même endroit, alors peu à peu les regards et les actes individuels prennent une autre consistance.
Le hasard, par définition, est ce qui est fortuit, inattendu et inexplicable. A l'époque à laquelle je fais référence, une époque mythique plus qu'historique, l'homme rencontre le hasard bien souvent. Il le rencontre à la fois autour de lui, par l'expérience des évènements qu'il ne comprend pas et dont il est pourtant parfois, malgré lui, l'acteur principal, comme par exemple l'éclair qui s'abat sur son logis, la pluie qui vient secourir ses récoltes, la mauvaise ou la bonne rencontre au détour d'un chemin, mais aussi à l'intérieur, par les pulsions et les flêtrissement qui emportent son âme et dont il ignore la cause. Le hasard participe à rendre l'existence de chaque homme singulière, le risque aussi. Le risque, ma très chère amie, est la composante du hasard sur laquelle l'homme a pensé pouvoir peser, ce qui m'emmene à parler de cet autre facteur qui a participé au désenchantement du monde.
La science, comme méthode, est le procédé par lequel l'homme déconstruit et réassemble son regard sur le monde. Cette maquette qu'il contemple à la place, il l'appelle connaissance. Et la connaissance est en tout point semblable au monde. A cette différence près que le hasard a été dépossédé de ce qui le rendait effrayant. Des lois ont remplacé les intentions pour expliquer ses mécanismes, et ont rendu, dans l'absolu, tout phénomène appréhendable.
L'enchevêtrement des liens de causalités entre les évènements n'est plus qu'un gros noeud à démêler, et ainsi, l'homme s'est rendu maître de son destin. Pour un temps du moins, car si la science parvient à rendre prévisible les phénomènes du monde visible, du lointain et du proche, du microscopique et du grand à l'échelle des astres, elle a aussi révéler le monde sub-atomique, dont les particules désobéissantes ne se laissent pas déterminer, et qui dans leur nature même, ont inscrit le principe du hasard.
En définitive, l'homme moderne est face à ces trois phénomènes : rationnalisation du monde par la pensée scientifique, accroissement massif et concentration de la population. Il en découle une façon d'être au monde que l'homme ne réalise peut-être pas encore, mais dont il n'ignore pas les conséquences.
L'acte individuel est pour chaque homme une évidence. J'agis, et je suis seul à supporter les conséquences de mon acte, dont la portée ne concerne que moi. Voila ce que se dit chaque homme du commun. Et cette perception de l'acte individuel pouvait être juste autrefois, lorsque l'humanité ne s'était pas massivement multipliée et concentrée.
Imaginons un pêcheur et le poisson qu'il vient d'attraper. Cet homme pense à juste titre qu'il n'a pêché qu'un poisson, et qu'en faisant ainsi il a agi seul et sans contraindre quiconque à en faire de même. Mais si le lieu où se trouve cet homme est peuplé de centaines de milliers d'individus, et qu'il ne s'agit pas d'un lieu connu de lui seul et de quelques initiés, probabilité bien mince comme je l'ai évoqué précédemment, puisque le monde tend inévitablement à être partagé et connu de plus en plus d'individus et perdre son caractère singulier, alors il existe une probabilité, inévitable elle aussi, pour que d'autres individus finissent par agir de la même manière que ce pêcheur.
En somme, l'humanité est si nombreuse, qu'en puissance, rien de ce qu'un homme fait restera unique. Jeter un détritus sur le sol en pensant être le seul à agir de la sorte ? D'autres viendront avec la même idée, au même endroit. S'autoriser de faire ses courses très ponctuellement dans un hyper-marché en se disant que c'est exceptionnel ? Rapporté à la somme des individus qui penseront de la même manière, ce comportement n'a plus rien d'exceptionnel dans ses conséquences.
Voila le point culminant de cette transformation que connaît l'humanité, et qui s'accélère :
L'irresponsabilité tend à disparaître. Chaque individu agit, en puissance, comme l'ensemble de l'humanité, et se rend responsable, plus seulement de ses agissements personnels, mais des actes de toute son espèce.
Qu'en est-t-il du hasard ? A petite échelle, sur des populations réduites, le pouvoir de la contingence, de ce que certains appelent le divin, d'autres le hasard, se manifeste en diluant le pouvoir déterministe de l'homme dans un flot d'évènements qui viennent se mêler à ceux qu'il a engendré. Il est possible pour l'homme de l'antiquité ou du moyen-âge de s'en remettre au ciel pour sa survie, ou pour se défaire de ses obstacles, et ainsi s'inscrire dans un cycle naturel au sein duquel il est agissant, mais aussi agi par des forces qui le dépassent. Pourtant, à notre époque, sur des populations de l'ordre du milliard, et pourvu des outils de la science, les agissements de l'homme sont capables de le soustraire des cycles dont il était tributaire, la nature n'est plus en mesure d'inflechir ni de rectifier, par le temps et le mystère, ce que l'homme détruit, fonde et pense. L'humanité devient la seule gestionnaire du monde, dont les responsabilités ruissellent sur l'ensemble des hommes.
L'homme est-il prêt à s'en saisir ? La question qui me vient à l'esprit est plutôt : "est-il capable de le comprendre ?". Si l'homme naît avec les germes de sa propre force, en est-il de même pour qu'il prenne en lui le poids de toute l'humanité ?
Car il me semble constater, que plus l'homme se détourne du mystère, et plus l'humanité est vécue par lui comme la pire des souffrances.