Les enfants le savent sans le comprendre, mais les craignent et les admirent, et sentent naturellement ce que l'adulte s'est condamné à ne plus voir, en fermant son coeur aux puissances inconnaissables de la nature.
Il existe tout autour de nous des passages, sortes de liaisons surnaturelles entre notre monde réglé et sûr comme un mécanisme de montre, et des ailleurs où jaillit la vie sans les frontières des lois immuables.
Ces endroits sont tapis dans l'évidence que l'ordinaire produit sur nous à chaque fois que nous y sommes confrontés, et cette trahison qui emporte la vraisemblance serait parfaite si l'homme n'avait pas été doté de cette faculté
incroyable, qui est de croire et d'avoir foi en des sentiments intimes avant de devoir résoudre par des preuves tous les problèmes de la logique. Et les enfants, voyez-vous, ont plus de foi que de ce don banal et vain que nous nommons l'intelligence.
Si vous pensez qu'à des destinations exotiques et lointaines, ces passages sont liés, détrompez-vous ! Le mystère de la nature est d'avoir fait le monde fini, mais l'existence est bien discrète et garde jalousement ses territoires qui sont pourtant sans limites. Les passages ont très peu de rapport avec la beauté, et ne chantent pas son nom, ce que les hommes admirent, nos plus grandioses constructions, nos grandes conquêtes, nos voyages téméraires vers des paysages grisants, rien de tout cela n'a d'importance et les portails se manifestent d'abord dans ce qui est commun, même s'il arrive parfois qu'au hasard d'un caprice, un passage se manifeste dans un lieu que la beauté avait déjà touché du doigt.
A une époque encore proche et pourtant déjà ravagée par les brumes de la mémoire, j'ai eu le privilège, ou bien autre chose, de m'approcher d'un de ces passages. Enfant, et malgré les souillures de la connaissance, j'ai conservé de toutes mes forces l'intensité des sentiments
qui m'ont été transmis à cette occasion, et je garde encore au fond de moi, la sensation de nos rencontres mêlées de crainte et de respect, mais aussi de cet enthousiasme enfantin d'avoir été surpris.
C'est dans le sud de la France, dans une région où les plateaux sont creusés de gorges saisissantes, au fond desquelles des rivières froides et tumultueuses serpentent entre les rochers et les embarcations fragiles des touristes hollandais, que j'ai croisé le passage.
Dans cette région se trouve un cirque, demi cercle de roche s'imposant sur la vallée en contrebas, et sur les falaises duquel une petite route mène au plateau du larzac. Cette route est depuis quelques années abandonnée, la nature s'y étale, la falaise assomme le bitume de gros cailloux, qui dégringolent après que la pluie et le gel aient divisés la roche.
Le spectacle de ce chaos de pierre, et d'arbustes suffisament audacieux pour tenter de pousser sous les dents abîmées de la falaise, est le premier indice qui mène au passage. Les hommes ne sont plus les bienvenus, et s'ils sont encore tolérés, c'est sous le poids de la menace qu'ils devront marcher.
Or, à cet endroit précis, coule un fin ruisseau, au chant léger et frais, et si l'eau paraît sage comme un miroir, j'ai senti une de ces matinées là, que l'eau exprimait davantage, et que le son de la nature s'épaississait.
En jetant un oeil en amont du ruisseau, je ne vis que le trou d'ombre s'amenuisant avec la distance, et qui suivait le chemin de l'eau, et pourtant, dans un sursaut, j'ai senti un regard puissant s'abattre sur moi et me délivrer de la contingence du réel.
L'air ondulait et n'était plus cette masse insensible d'oxygène et d'azote que nous traversons indifférents; je me concentrai sur ma respiration et contemplai cette surface des choses qui commençait à frémir, à se soulever impercetiblement par endroits, et c'était pour mon esprit d'enfant, une chose merveilleuse. Aussi, la peur ne subsista que le temps de se muer en un solennel respect pour toute cette étrangeté.
Je décidai de remonter le ruisseau et de marcher prudemment entre ces mondes en pleine collision. Je n'avais aucun doute sur la solidité de cet opercule qui nous protège de ces ailleurs, mais à cet instant là, je sentai combien riche en phénomènes et éléments divers, cet autre monde devait être; en faisant pression sur le notre, il infusait en moi une ivresse ravissante, j'étais comme disloqué, jamais aussi près de l'ubiquité.
L'eau disparut entre de vieux éboulis, et un bref appel m'intima l'ordre de changer de direction; c'était le souffle d'une grotte dont la bouche béait, plus large que haute, et s'enfonçait profondément dans la montagne. Toujours l'air pesait sur moi et me donnait des frissons, et je décidai d'en avoir le coeur net : est ce qu'une allégorie peut prendre ainsi forme ? Fallait-il avancer dans un couloir étroit et sombre pour atteindre l'ailleurs ?
Mon optimisme souleva mes pieds jusqu'à l'entrée, et je regardai derrière moi comme pour un adieu silencieux et rapide, car comme tous les enfants, je n'étais pas plus attaché à la réalité qu'à mes rêves, et j'aurai volontiers échangé l'un et l'autre jusqu'à saturer à nouveau d'ennui. Je franchis, décidé, le seuil de cette bouche géante et j'entrai dans le passage.
Soudain, tout s'éteint. Les vibrations de l'air, les regards, la masse pressant sur la réalité, tout redevint calme, et plus d'intensité nulle part que dans mon coeur exalté. Je fis marche arrière, et à l'extérieur ce fut la même chose. La nature était belle, tranquille et je ne voyais partout qu'espèces végétales, minérales, et l'eau qui descendait sur son lit, innocente de son propre mouvement.
Si je fus d'abord frustré, c'est en rebroussant chemin vers l'ancienne route que je compris que le passage s'ouvrirait à nouveau, et qu'il m'avait été permis de marcher par delà la surface des choses.
Désormais, quand je rends visite à cet endroit, je prends le temps de m'asseoir et d'attendre. Et parfois, si je parviens à réunir suffisament de cette foi juvénile, j'entends la réalité s'effriter, et le ruisseau me dire tout bas ce qu'il y a de l'autre côté.