Lorsqu'un homme se retourne sur le chemin qu'il a parcouru, et que ses pas se devinent à peine sous le tissu obscure du temps, alors il sait que cet instant ne marque pas une fin, mais un commencement. Car dans la vie d'un homme il n'y a qu'une seule fin, mais elle porte plusieurs noms, renoncement, dégoût, et s'annonce par le plaisir douceâtre qui submerge lentement nos désirs, nos craintes et toute l'espérance que l'on se gardait comme un précieux diadème dont il ne faut jamais être trop fier d'entretenir les pierres et de se parer.
Ce sentiment mes amis, n'est probablement pas à l'origine des échecs et des accidents qui jalonent nos existences, mais c'est un signe avant coureur, qui ne tardera pas à précipiter une existence sereine en véritable vierge de fer, car face à l'inertie, nous sommes irrémédiablement seuls à posséder les moyens de vaincre.
Non, le temps n'est pas cette fresque égale et équilibrée qui partage la vie dans nos manuels de biologie et qui segmente l'Histoire selon les plans parfaitement clairs du progrès. Le temps qui nous incombe (et nous sommes bien les seuls à nous en soucier)
est plus large que long, si l'on admet que tout évènement peut être vécu, senti, remémoré et s'étirer jusqu'à prendre plus d'importance que de durée. Entrevoir les conséquences de la largeur des évènements, c'est d'abord penser que des évènements
consécutifs peuvent se recouvrir malgré la ligne du temps qui semble faire que tout se suit.
Il est par exemple possible d'imaginer qu'un évènement particulièrement heureux soit ramené à la mémoire bien des mois ou des années après s'être achevé, y compris même si les circonstances
se sont renversées, ou si les conditions faisant de cet évènement un souvenir agréable ne sont plus réunies. Qu'ils soient des bienfaits ou des tortures pour celui qui s'y plonge, ces explorations empiettent très largement
sur la capacité d'un individu à se détourner du passé pour entrer de façon significative dans l'élaboration d'un projet.
Il y a, en somme, deux attitudes à l'égard des évènements antérieurs, que je vais, de façon grossièrement arbitraire, m'amuser à schématiser
de la manière suivante : Ou bien ils sont symbolisés par les ruines d'un édifice avec lequel nous avons un rapport affectif particulièrement fort, ou alors il s'agit d'un chantier, à des degrés divers d'avancement, qui pour une raison qui nous appartient, laisse transparaître des regrets et de la culpabilité.
Ces deux modèles sont compatibles avec le plaisir ou l'affliction. Ainsi, il n'est pas rare qu'on éprouve un léger chagrin lorsqu'on se rappelle des vacances en très bonne compagnie, de même qu'on peut éprouver sincèrement de la joie en pensant à cette jeune fille qui nous avait brisé le coeur.
Seulement, la différence fondamentale entre des ruines et un chantier, c'est que les premières ont atteint un état de complétude qui suppose une finalité dont on peut s'emparer pour en faire l'exploration. On y trouvera la satisfaction d'avoir épuisé la substance de l'évènement, d'avoir accompli ce qui était proposé, possible, et nécessaire.
Retrouvons par la mémoire cette personne qui nous a malheureusement quitté il y a des années, nous pouvons encore sentir la peine prodiguée par son absence, pourtant, la suite d'évènements conduisant au décès de cette personne a été dans la plus large mesure, occupée par nos actes et investie de notre présence, au point d'éprouver le deuil avant le regret de la situation.
Le chantier, en revanche, est un possible immobilisé virtuellement, non exploité, mais à qui la durée que le temps induit donne la vitalité et le mouvement du présent. Face à un évènement de ce type, qui surgit à la mémoire, nous sommes contraints d'aborder un paradoxe. Le temps a rendu cet évènement périssable, il est d'hier, d'autrefois, d'une certaine époque, mais pour avoir eu
quelques ambitions à l'intérieur de cet évènement, c'est-à-dire au moment où il était en devenir, et pour n'avoir pu définir la finalité de ces ambitions (qu'est ce que je souhaite vraiment ? Quand et de quelle manière ?) alors nous lui interdisons de le laisser s'écouler avec le temps, et subtilisons nos regrets aux actes comme centre de l'évènement. De fait, ses bornes sont toujours reculées,
et il se gonfle, en arrière par le temps qui s'écoule, et en avant par la durée, que nous estimons depuis nos désirs, et qui définira le moment où l'évènement prendra fin, et les regrets avec lui.
Le (re)commencement doit d'abord s'affirmer par une redéfinition des priorités, et surtout de la plus douloureuse à accepter : C'est-à-dire que la fin n'est qu'une mort symbolique, et qu'elle n'est pas l'évènement que l'on doit éviter à tout prix, en la comparant à tort avec un glissement définitif vers le néant, vers l'absence de possible, soit la mort, la véritable.
Il est vrai que nous élaborons toujours en prenant soin de péreniser nos oeuvres, de les consolider en espérant qu'elles survivent aux aléas de l'existence. En craignant que cette permanence ne soit remise en cause, nous nous forçons à employer des schémas de pensée dépourvus de flexibilité, qui ont face aux intempéries, la résistance du chêne moquant le roseau, qui jamais ne plie, jamais ne s'ébranle, mais un jour survient où ses racines se désolidarisent soudainement du sol qui jusqu'ici lui offrait un appui remarquable.
Si d'abord recommencer s'affirme comme une rupture, il ne s'agit que d'un changement de chapitre par le narrateur, qui garde bien sa voix et le sens de sa lecture, tandis que la continuité illusoire des évènements prolongés, induit de forts contrastes chez l'individu qui voudrait croire qu'il est le même aujourd'hui qu'au moment de ces évènements.
Il n'y a d'abandon que le déplaisir et la contrainte, ainsi que le sentiment hypocrite du devoir accompli. Tout acte surgit en nous à l'instant où il se fixe sur la réalité, et c'est cette spontanéité que nous nommons projet, soit la synchronisation du désir et de la durée. Recommencer, c'est prendre le temps de faire périr un peu de nous pour qu'il y ait suffisamment de place pour ce désir, et que les profondeurs du temps subi ne soient plus occupées par des regrets gonflés et vides.