La ville respirait péniblement, le souffle long, immobile. Des lampadaires, une lumière grave glissait jusqu'à se déposer en particules sur le sol. "C'est l'ennui", disaient certains, et puis ils avaient fini par ne plus rien dire du tout. Pareille à un organisme palpitant autrefois, elle s'était endormie progressivement, et tous l'avaient accompagnée. L'apathie n'était d'abord qu'un passe-temps, un plaisir aristocratique, fruit d'une élite désinvolte tout juste soucieuse d'être originale, peut-être parce que ça avait toujours fonctionné comme ça. Et puis les braves gens s'y mirent avec enthousiasme, puis ceux qui s'en moquaient, par dépit. La rue devint distante et chaque porte fut un mur dressé entre les hommes.
Les rares badauds que la rue enfantait étaient singulièrement atteints par cette pesante chaleur. L'air s'amoncelant sur leurs formes engourdies, des monstres grotesques surgissaient au hasard des promenades depuis longtemps oubliées. La poussière avait peu à peu remplacé par sa consistance la lumière, lorsque le silence s'empara de l'espace il ne resta rien d'autre que l'attente.
A travers les fenêtres, les regards foisonnent. Parfois un enfant curieux se hisse jusqu'à pouvoir observer le visage de la décrépitude. Ses mains s'agrippent et éprouvent l'entreprise périlleuse, les gestes sont lents et saccadés et se traduisent inexorablement en incompréhension, en résignation. Loin au dessous des hommes, les sous-sols de la ville enflent de bêtes aux yeux morts, ce n'est qu'une masse inextricable, grouillante de vermines muettes aux chairs inertes. La nature, dont la puissance créatrice subsistait à l'assoupissement, se mouvait au rythme infime des siècles, les doigts bien étirés et psalmodiant quelques litanies fécondes. Le béton et l'acier avaient perdu de leur superbe sous l'assaut continu des vignes malicieuses à qui le ciel avait promis ses merveilles. Et sous l'ombre, discret comme un rêveur, l'hortensia rampait. Certaines plantes avaient trouvé bon d'exister en dépit de lois physiques évidentes, les façades verdies des immeubles, véritables cascades figées, formaient avec les terrasses d'où elles émergeaient une nouvelle babylone. Etrangement, la ville continuait de s'illuminer à la nuit venue, comme si une énergie perpétuelle emplissait ses murs. Ainsi, elle ne se réduisait ni à sa végétation prolifique, ni à l'incapacité des hommes d'agir en son sein.
Des sursauts d'idées cohabitèrent avec des actes inachevés, remuant le peu d'air qui n'avait pas encore trouvé en sa majesté Silence un juste souverain, jusqu'à ce que l'un et l'autre se fassent rares et se perdent en des chemins intimes que même l'indiscrétion ne saurait suivre. Et puis, voilà que le temps, drapé de paresse, avait sans souvenir pris la main du sommeil.
Lorsque rien ne bougeait plus, quand même la trame de l'espace et du temps s'immobilisa, la terre avait des allures de nature morte. Les courbes avaient perdu leurs caresses, les couleurs leur scintillement. De sa joliesse, il ne restait que l'indésirable perfection de ses frontières, tranchantes comme la réalité vierge, l'élément liquide était un prolongement des terres mais ne s'y mêlait plus, la guerre avait fait place à la paix, puis à l'indifférence, et finalement au dégoût. Les espaces jadis sereins, remplis d'ombres et de lumières, crevaient à présent sous l'implacable pourrissement de leurs dépouilles. L'inertie était si complète, et le vide si présent que le plus imperceptible des froissements eût alerté les sens du plus improbable des êtres vivants.
Justement, quelque part qui ne mérite guère
qu'on le situe, un spalax rêvait.
Croisement malheureux d'une moissonneuse-batteuse
et d'une guillotine, ce gros rat n'était pas un habitué
des rêves. Son existence flirtait habituellement avec les
ténèbres et il n'était pas rare qu'il conçoive
mentalement ce que ses yeux ne pouvaient voir, aussi était-il
très ennuyé lorsque au fond de sa galerie il fut
confronté à un véritable songe.
Il rêvait de formes abstraites, certaines ne
ressemblant précisément à rien tandis que
d'autres s'efforçaient vaguement d'adopter un aspect plus
original que celui d'une ligne. Après quoi le monde onirique du spalax se
complexifia et devint un véritable musée d'art
contemporain, les lignes se croisèrent et des mosaïques
bariolées apparurent. Quelques traits d'espèces
vivantes surgirent, à la surprise du spalax même, mais
le flot ininterrompu des digressions picturales emporta bien vite les
ébauches sans vie. Affecté, le spalax le fut encore davantage quand
une forme conserva sa substance, tout en esquissant le passage d'un
état spatial à un autre. La seconde suivante, il gardait de cet évènement
universellement significatif l'ahurissement caractéristique de
qui sait qu'il doit paraître surpris sans comprendre cependant
pourquoi.
L'image revint et le spalax était convaincu de
son exceptionnalité. Cent dix neuf de ses congénères
l'auraient été eux aussi, s'ils voyaient comme lui. Or,
si la communication n'était pas l'apanage du spalax autrefois,
le grand sommeil avait fait des plus altruistes d'entre eux, de
merveilleuses bouillottes à dents.
Une sensation inconnue émergea soudainement de la
flaque spirituelle du spalax. C'était précisément
cet état de fait que le tableau dansant venait contrarier. Il
sentait comme un frisson de plaisir monter le long de ses pattes
arrières. Il allait comprendre. Plus rien ne bougeait, oui il en était sûr,
il parvenait même à établir un classement binaire
entre les choses. Le spalax brûlait d'excitation.
D'un côté ce qui est immobile, lui, les
autres spalax, les insectes. De l'autre, les ... heu , le spalax
sentait toute l'énergie de plusieurs tranches d'éternité
affluer vers son modeste encéphale. De l'autre, de l'autre ...
de l'autre ... l'.. l'image !
Fulgurante comme un remboursement médical, l'idée
ébranla la stabilité mentale du spalax.
Il discernait à
présent le monde vu sous l'angle dichotomique de ses
contraires. Un autre frisson d'autosatisfaction vint lui confirmer
que dichotomique était une trouvaille intéressante. Sa
fièvre s'intensifiait. Le mouvement et l'immobilité,
restait à faire l'analogie avec l'exceptionnalité de
cette vision. L'image
est inhabituelle, parce que, parce que ...
Cet instant crucial de l'existence du spalax fut aussi
celui que choisi une succulente racine pour se substituer à
l'image mouvante. Tout compte fait, le spalax réprima un
regret, prit un air contrit et dévora des yeux l'objet de sa
gourmandise. De l'inconscient du rongeur, l'image s'en fut. Pour
autant elle ne disparut pas, car une légère irritation
vint confirmer la présence de cette anomalie dans une autre de
ces villes mortes que la terre portait sur son dos.
L'animation était frêle, autant qu'on puisse en juger d'après les critères caducs de l'ère où la matière n'était pas statique. Elle semblait faite pour tout autre chose que l'exercice du déplacement, et pourtant, comme dans un élan de masochisme tragique, son corps bougeait. Chaque geste semblait être le dernier, mais aussi un exploit incroyable pour lequel on aurait décerné tous les prix, si tant est qu'on envisage qu'il ne soit pas poursuivi. Parce que c'est aussi un objet pitoyable que cette animation donnait à voir, un objet inerte qu'aucune énergie n'irriguait visiblement, que la seule détermination faisait avancer, au prix de toute vraisemblance. N'importe quel être vivant aurait considéré avoir sous les yeux l'incarnation d'un cauchemar, de la plus absurde des créations. Quelque chose cependant, rendait soutenable et même captivante la créature. L'aspect de cet être était à l'opposé de ce qu'il faisait. Elle avançait péniblement, en produisant des mouvements superflus et d'autres qui n'atteignaient pas leurs objectifs, et si cette image est immonde c'est que le corps qui exerce ces parodies d'action est d'une nature tellement parfaite qu'on voudrait le voir figé dans son admirable beauté. Toute perfection ne peut évoluer qu'au regard d'une dimension très précise de l'existence, elle est sans faille tant qu'elle ne la quitte pas. La créature était parfaite du moment qu'elle était un objet à voir. Désormais, elle s'abîmait en gesticulant, et comme une erreur n'existe que pour ne jamais survenir, elle avait enfreint la règle et subissait la condamnation de la vie elle-même. Toute l'existence grouillante qui fourmillait sur le boulevard s'aplatissait devant elle. D'une incroyable blancheur, et sans aucune aspérité pour accrocher les mots et le regard, la créature s'écroulait, rampait, et tendait son corps en cherchant par tous les moyens à progresser vers une destination connue d'elle seule. La matière qui luisait, suintant en permanence un liquide poisseux et froid, trembla devant le passage de la créature. Les plus anthropomorphiques de ces immondices firent même un mouvement infime du visage, bien qu'hypothétique, et qui signifiait approximativement que la terreur s'était glissée en eux. Quand l'être eut fini d'être par là, la matière ne suinta plus que de l'eau, très pure et en abondance. Les cadavres au souffle long fermèrent les yeux et sourirent.
Cette procession continua jusqu'au parc joint à
une très vieille mairie. Les élus locaux ne purent
réprimer un oeil désapprobateur à travers
la fenêtre. Cauchemar ou pas, l'anti-conformisme est un
crime odieux et chacun de ceux qui avaient vu la créature se
réjouirent d'avoir moralement une nouvelle activité:
ils désapprouvèrent en choeur. L'être n'y prêtait pas
attention, tout à son déplacement qui prenait
maintenant des allures de périple, il franchissait d'un
pas déraisonnable le portique du parc municipal.
Voir la chose avancer donnait l'impression qu'on
avait intégré la mécanique d'une voiture
sportive à un frigo. Malgré les chocs, la poussière
et la matière partout agglutinée, la créature
restait impeccable, on eût dit qu'un brise-glace fendait
la banquise, à ceci près qu'un navire ne se
contorsionne que très occasionnellement.
Dans l'incroyable jungle qu'était devenu le jardin public, les arbres n'avaient ni racines ni branches, juste une armée de tentacules boursouflés qui creusaient la terre. Partout s'étalaient de grosses tumeurs dont le jus alimentait le lac non loin. Le corps de la créature grinçait sourdement, comme on souffre. Tandis que ses pas devinrent progressivement plus sûrs, la réalité se fit moins insistante à lui refuser le droit d'être. Comme si l'essence de la matière n'était rien d'autre que son comportement au monde, une décomposition schématique de ses potentialités, un vin sans ivresse, ni saveur. La créature ne frémissait pas davantage devant les bêtes indolentes qu'en franchissant les espaces troubles des hautes herbes lascives et molles. Le végétal pinçait doucement ses lèvres devant elle, puis s'enroulait en crispant toutes ses nervures. La boue et la poussière ne semblaient pas l'atteindre, sa peau lumineuse éclaboussait d'horreur toutes les engeances du parc. Il y avait, tout en haut de ce corps, le divin et l'absurde unis, un visage infranchissable et beau. Ce délice n'avait probablement connu aucun maître, il conservait toute l'impétuosité de la jeunesse et l'extrême fierté que l'amour donne à ceux qui n'en connaissent que les promesses. Pourtant, au fond de ses orbites stériles, par delà l'évidence d'un espace vacant et froid, une étoile consumait de toutes ses forces le bois de l'indicible matrice des hommes. Spontanément, les insectes gémirent sous leurs frêles carapaces, aucun d'eux n'avait senti aussi fort avant cet instant que la vie était une nourriture si plaisante.
Le réalisme visqueux se laissait sourdre éternellement de ces
photographies. Un écureuil posait sans fantaisie au pied d'un
merisier foisonnant de grappes de fruits or, cuivre et sang. Une
troupe d'oies dormaient dans la cavité intime d'un
chêne ventripotent. Sur le sol, un tapis de lombrics au corps
pâle et mou captivait les minuscules petites billes brunes de
deux merles prêts à s'envoler. La créature
pris le chemin du lac, avec l'intention manifeste de le
traverser. Sans
embarcation le lac demandait beaucoup de courage à franchir,
mais c'était à un moment ou l'eau
conservait un degré d'incertitude conséquent. Les
reflets changeants de la surface, le bouillonnement de certaines
zones qu'on aurait dit nerveuses, tout cela les gens le
reconnaissaient tacitement, et peu nombreux furent ceux qui y
plongèrent autre chose que leur imagination. Toutefois, l'eau
maintenant était une matière si paresseuse qu'elle
se laissait volontiers pénétrer, en grande femme sans
exigence mais non pas sans désir, elle courbait maintes fois
la surface de son dos pour amadouer les corps qui passaient par là.
Or il ne venait jamais que l'air, ennuyé et avec une
attitude très indifférente pour lui déposer
quelques caresses. Quand l'être posa le pied sur
l'élément liquide, celui-ci s'affaissa
timidement, et ne prit même pas la peine de lui répondre
par un glougloutement poli. L'animation perdit l'équilibre
à plusieurs reprises, sans paraître décontenancée
pour autant, inlassablement tournée vers l'objectif
qu'elle s'était donnée. L'eau lui
témoignait une tendresse vague et mêlée de
crainte, elle ralentissait ses chutes, s'excusait de ne pas
être aussi puissant que son voisin le sol, et lui conférait
à la faveur d'une étreinte, tout le doux amour
dont ses amants n'avaient jamais voulu, insectes lubriques et
plantes aux désirs si mécaniques.
L'eau du lac s'usa tout le long à
essayer de l'aimer, mais l'amour qui ne laisse pas de
trace est un amour sans durée, dont la réalité
évanescente n'est pas de nature à nous élever
vers des sommets exaltants. Aussi, la créature restait si
propre et si pure comme à leur première rencontre sur
l'autre rive, et si parfaitement conscience de l'indifférence
que suscitait chez elle toute cette masse languissante, que l'eau
fut pris d'une très grande tristesse. Elle devint
instantanément sèche et rugueuse, puis se couvrit
d'aspérités menaçantes au fur et à
mesure que sa colère combla le vide laissé par son
incompréhension. La colère se mut en rage et l'eau
était une gorge au fond de laquelle un précipice
hurlait la souffrance qui lui rongeait les parois. La créature
se déplaçait avec la même détermination,
sans crainte ni pitié pour cette monstrueuse entité.
Son visage n'évoquait rien qui puisse supposer une once
de considération pour quoi que ce soit. Le feu de ses yeux
proposait plutôt une surexpression, parfaitement inhumaine, du
néant. Comme si ils ne contenaient rien d'autre que le
vide sans nuance, sans fissures ni traces, rien que le néant
face à lui-même, entier, complet et l'idée
que cette matière inexistante puisse coordonner ce corps et
lui donner l'impulsion vitale était épouvantable.
Avant qu'elle ne finisse de traverser, l'amante
liquide souleva des trombes qu'elle projeta violemment dans sa
direction. L'eau atteignit l'être désarticulé
avec une telle puissance qu'il fut englouti sous la surface du
lac. Il n'y avait plus une trace de son passage. Le lac
ronronna, apaisé et repu de destruction. Sa surface se
souleva, enfla jusqu'à former une petite colline que les
ondes caressantes de l'eau venaient lécher d'une
écume dentelée. L'eau pleurait et jouissait en même temps.
L'objet de son amour était perdu, mais ses lamentations
couvraient difficilement le plaisir qui lui brûlait le ventre.
Elle était pleine de cette petite merveille dont elle avait
fait le sacrifice et ça lui donnait le vertige. Grosse de son
amour narcissique, elle passait complaisamment sa langue sur son
ventre, déjà prête à ravaler le fruit de
cette naissance, pour jouir infiniment d'elle-même, du
plaisir que lui procure son égotisme pernicieux, et du regard
jaloux qu'elle prête au monde, sa chimère.
Tout à son plaisir, elle ne remarqua pas la forme
qui émergea, silencieuse et légère et qui, de
son ventre rond, perça l'opercule qui la maintenait à
l'intérieur. L'animation défit la peau
encore plaquée sur elle et se retourna sur sa génitrice.
Elle gardait les yeux fermés. Terrifiée et ivre de
douleur, l'eau pris de ses mains tout le bassin du lac et
s'apprêta à en écraser son enfant mutin.
Aussitôt, la créature ouvrit les yeux sur deux grands
soleils, contrastant avec son regard d'alors. Des gouttes
perdues descendaient en cascade le long de son visage, jouant sur ses
grands cils, roulant sur ses lèvres bien pleines qu'une
main curieuse effleura. Les doigts hésitèrent avant de
palper d'un geste imprécis la substance chatouilleuse.
Chaque pupille avait l'éclat d'une étoile
mourante, délivrant ses dernières et ses plus belles
forces. Elle dessina de son encre limpide le début d'un
sourire, muette, comme hypnotisée par son oeuvre. Avant
d'y parvenir, un rire tinta d'un bout à l'autre
de son visage. Un rire juvénile et absurde, ceux qui déliés
des hommes s'envolent ou disparaissent pour amuser les anges.
Elle rit aux larmes, et celles-ci se mêlèrent à
l'eau qui de son front ruisselait. La colère du lac ne
gronda plus lorsqu'il fut confronté à un
spectacle aussi désarmant, il se coucha devant l'enfant
et contempla son innocence, son rire. Il avait tellement de peine à
être nostalgique, à se souvenir d'autre chose que
son rire creux, ses gestes déçus, et le plaisir, cet
ami toujours en retard et épuisé. Fallait-il qu'il
existe une réponse dans cette joie? Le lac fut sage
avant de ne plus être du tout. Il s'appliqua de toute son
âme à admirer le bonheur d'un autre, à s'en
satisfaire jusqu'à disparaître. Des yeux de la
créature, l'incandescence arracha un dernier orgasme à
l'amante. La mère s'agrippa à son amour
propre avant de s'évaporer. Quant à celui qui fut
autrefois un enfant, il tint un regret tout contre lui et s'endormit
sur un nuage.
Désormais, la créature marchait presque
convenablement, elle était déjà loin du lac et
traversa une allée bordée de tilleuls imposants. Au
pied de chaque arbre, majestueusement posés sur les feuilles
en coeur, de sombres sphinx gardaient religieusement le passage. Les chats possèdent l'inexplicable faculté
de se figer dans la nuit. En s'enveloppant de ténèbres,
ils demeurent l'air coi. Le passant ne saurait alors les
distinguer du réalisme qui émane de la matière
inerte, lorsqu'elle est sculptée. Ceux-là étaient
figés pour de bon. Leurs poils, soigneusement peignés,
ne se soulevaient plus à l'approche d'un étranger
et leurs yeux avaient pâli. Ces chats vivaient désormais
en dedans, patients mais résignés à l'emploi
d'une inactivité totale. Ces animaux dressés sur
le bord de l'allée n'avaient toutefois pas perdu
toute fierté, au contraire de tant d'autres êtres
vivants, ils ne s'étaient pas laissés surprendre
par l'immobilité, ils avaient scrupuleusement préparé
sa venue. C'est qu'ils avaient leur réputation,
autrefois.
Vivant de menus
larcins au petit restaurant du parc, cette bande de chats s'était
fait un nom, et même cinq, en terrorisant toute la population
de l'espace vert. Ils griffaient et chapardaient, sans remords
pour les promeneurs distraits, quantités de gourmandises qui
n'avaient pas encore trouvé d'estomac à combler d'aise.
Certains soirs qu'une chaude lumière venait ensorceler, tandis
que les coeurs affables dégoulinaient de mièvrerie, on
dit même les avoir vu interrompre ce genre de plaisanterie
dégoutante, d'un exécrable miaulement qui fît
revenir le monde à moins d'enchantement, et les coeurs à
plus de sincérité. Les bagarres en revanche se
faisaient rares, ce n'était pas qu'ils les craignaient ou
qu'ils n'y prenaient pas goût, simplement si leurs ennemis
étaient nombreux, seuls quelques poissons nonchalants se
permettaient désormais de leur délivrer quelques
regards furtifs, et d'une distance raisonnable encore. Par
instinct, mais aussi à cause du manque cruel de sandwich
poulet mayonnaise, ils comprirent que quelque chose ne tournait pas
rond. Le parc devenu désert, ils reconnurent alors qu'une
crise approchait. Prévoyant, ils s'installèrent là
d'où viendraient certainement la source de leur pitance, leurs
jeux et eux aussi furent happés par le sommeil.
Quand la créature les frôla, leurs
moustaches frémirent. Doucement, l'éveil les parcouru
comme un frisson. Cinq paires d'yeux s'allumèrent
subrepticement entre les arbres. Les chats baillèrent, à
peine intrigués par ce regain de mobilité, et suivirent
l'étrange créature dont le parfum ennivra leurs sens
affolés. La cohorte des félins fermait religieusement
la marche.
Le voyage de la créature et de ses compagnons les mena à travers des espaces que ni le temps ni la logique ne coordonnent, des espaces où se trouvent entassées toutes les constructions de l'existence, et avec elles les outils qui ont servis à leur élaboration. Le groupe marcha dans l'univers de la matière infime, brique essentielle de toute chose, prenant soin au passage de graver de redoutables énigmes à la surface d'un atome, défi lancé sans réelle motivation à la science et à l'homme qui s'en fait le parent. La créature s'engouffra ensuite dans un monde qui n'était pas moins extraordinaire, car ici tout était la représentation de ce que peut avoir pour conséquence le contact du vivant et de l'inerte, à bien y regarder il n'était pas question principalement de l'homme, pourtant cette faculté il la connait aussi, comme toute chose vivante puisqu'il s'agit de la douleur. Des mouvements étaient sculptées sur d'effroyables roches, chacun d'eux était comme un cri, ils naissaient d'un silence, d'une absence et puis il n'y avait plus rien que cette force, un flot sans origine. Certains figuraient des mains, des doigts ou des corps, pensèrent les chats. En réalité, peu importe l'image puisqu'elle dissimule toujours le même démon. A un autre endroit, on pouvait voir un socle surmonté d'un coussin, une sphère dont la luminosité était difficilement supportable reposait sur celui-ci. Là réside un démon plus puissant encore, car les chats avaient beau regarder ailleurs, le piédestal persistait dans leur champ de vision, et toujours cette affreuse sphère de les aveugler. Singulière attention que celle de la créature, car elle fut soudainement prise d'empathie pour ces drôles d'êtres qui butaient contre les excroissances du sol, forcées à garder les yeux clos. Elle revint sur ses pas, constata l'infirmité de ses suivants et clos la lumière. Avec elle s'enfuirent comme des ombres les démons sur les murs, il n'y eut plus rien pour gêner leur progression, plus rien pour les ralentir, rien qui ne soit palpable, pas même les bienfaits d'une telle disparition. Les chats n'étaient plus que quatre.
Ils parvinrent enfin aux limites de l'instant, frontière
entre les archives du passé et le matériau brut du
futur. Figée elle aussi, dans un de ses assauts infinis pour
grignoter le temps, la frontière gardait les traces de toutes
les idées et de toutes les choses qui naissent et meurent
avant d'avoir eu droit d'être exposées dans la galerie
du souvenir. L'éphémère partait bon premier,
jouant des coudes pour se maintenir en tête, conservant dans
l'immobilité les traits caractéristiques de qui ne se
fait pas d'illusion sur ses chances d'être encore tout à
l'heure mais dont l'esprit est tout entier voué à
sublimer l'immédiateté de l'être. Chacun de ces
personnages portait au poignet une montre sans cadran, une montre où
l'on pouvait lire "Il est toujours le moment".
Le groupe se fraya un chemin dans cette bulle saturée,
conduit par la créature, quand elle s'immobilisa soudain, et
fit volte-face. Ses yeux s'accrochèrent à cet endroit d'où
elle avait commencé à avancer, le début de son
voyage, lorsque sa progression se faisait encore chaotique. Elle
pleura.
Les chats tournèrent respectueusement en rond,
comme pour lui signifier quelque chose, puis eux aussi
s'immobilisèrent. La créature pleura longtemps, elle
pleura depuis l'origine, versa des larmes sur les premiers pas, la
maturité, et puis s'avança jusqu'à la bulle
cristalline qui enfermait l'instant. Ses doigts pénétrèrent
la surface transparente et il n'y eut plus de larmes. Ni de chats.
Deux êtres se faisaient face. Une très vieille femme se tenait droite, parée de sa seule nudité, offrant au regard un corps qu'on eût dit recouvert par les blessures du temps. Malgré les rides, malgré les plis malheureux et les vastes tâches sombres de la peau, elle portait en elle toute la générosité de la jeunesse, et même le temps n'avait pas réussi à courber son corps fier et à ternir l'impétuosité de son regard. La beauté se lisait partout où on la regardait, la plus indélicate des cicatrices que le temps s'était permis se manifestait alors comme une précieuse particuliarité qui donnait encore à l'ensemble de son corps le sentiment d'être un joyau rare, une confection unique à laquelle la vulgarité des hommes empêchait d'accéder. Mais le temps n'était pas le seul ravage qui avait entamé de la détruire, sur son sein courait la trace d'une gangrène purulente, depuis son abdomen jusqu'à la base de son cou, s'aggrippant à elle en une toile inachevée. Devant son visiteur, la femme recueille avant qu'elle ne tombe une larme qu'elle porte à sa chair nécrosée, creusant un peu plus profondément, déchirant davantage l'harmonie de ses formes.
De l'autre côté, la créature n'était pas un enfant, ni un homme, aussi la contemplation ne brillait pas dans ses yeux. Plus d'hésitation maintenant, plus de doute, rien qu'une mission pour la gouverner, elle souleva une main sans poids ni contours. Après son initiation aux fomes, à la profusion et à la souffrance, après que l'amour et le temps aient glissé sur elle, la créature était devenue l'absence de choix. L'inéluctabilité et la dernière nécessité. Elle s'avança vers la femme et l'univers s'ébranla.Tout se mis à trembler, comme un gigantesque spasme, l'irritation devint un véritable sursaut incontrolable, les êtres et les choses se retrouvèrent mêlés dans une danse compulsive, une danse qui réveilla en eux l'idée même de mouvement. Ce fut d'abord quelques pas maladroits, quelques murmures timides, mais à mesure que l'espace entre la créature et la jeune femme s'épuisait, les clameurs montèrent comme des ballons, et la matière, fluide, s'élança sans retenue à travers l'espace. L'ombre et la lumière se superposaient presque, mais tandis que l'une savait comment terminer cet acte, l'autre poursuivait inlassablement, mécaniquement, l'accomplissement de son rituel. Ailleurs, le mouvement menait un assaut formidable contre l'inerte, les anges épileptiques obtinrent en véritables virtuoses de faire sonner les trompettes de l'apocalypse, ils jouèrent tout leur repertoire, et même les spalax leurs firent hommage d'une danse improvisée. Les hommes n'étaient pas en reste, leurs fuites et leurs chutes leurs permirent de retrouver des gestes et des mots oubliés, quand dans une incroyable tentative pour réveiller le plus vénérable des dormeurs, ils se souvinrent que tout est bruit.
La créature plongea ses doigts sous la chair de
la poitrine malade. La femme comprit.
Elle comprit qu'elle devait maintenant disparaître,
laisser place à une autre dont le sein ne sera pas corrompu,
et lorsque la créature retire sa main, il ne reste sur scène
que la mort qui contemple un livre aux pages innombrables. Elle sait
qu'il n'en manque aucune, qu'elle sont toutes pleines de la substance
matricielle. Pourtant, elle en trouve une, celle qu'elle cherchait,
une page qu'elle est la seule à savoir dire, et écrire.
Et sur cette seule page vierge, paisiblement, elle s'endort.
Spontanément, la matière vit son dernier
sursaut, une symphonie sans âme, une multitude de cris
effrayants, l'agonie rédemptrice vient achever l'espoir qui
avait suivit l'ignoble engourdissement, l'espoir que tout se
poursuive éternellement, que la fin ne soit qu'une légende,
et tous y avaient cru, ils l'avaient tellement pensé que
l'existence s'était laissé allé elle même
à ne plus finir, à être indéfiniment. Ils
auraient pu saisir l'éphémère, saisir sa beauté,
prendre conscience que l'éternité ne se poursuit pas
mais se construit, faire semblant de croire en la fin pour ne jamais
en subir les symptômes, mais maintenant ils savaient, ils
n'avaient plus le choix, et cette absence était la seule
éventualité, l'unique réponse. Les musiciens jouèrent le dernier accord, le
choeur fit résonner sa dernière voix.
Le concert pris fin.
Après un court silence, l'émotion subjugua
le public, qui se leva, et ne finit jamais plus d'applaudir.