Mon ami Sorbais

image Mon ami Sorbais

J'ai rencontré Sorbais, un matin pluvieux où le gris des façades d'immeuble semblait teindre l'athmosphère. Il nageait dans l'air métallique, autant que le permet un déguisement d'esquimau urbain. La crinière de sa capuche venait de se détacher et criait déjà "aux grands espaces !", lorsque ma main mis fin à quatre secondes d'aventure et d'adrénaline. Ici je dois vous dire que le vent était dans une forme olympique, si ce n'est olympienne, sinon celà nuirait à la cohérence de mon récit.

Bref.
Il ventait donc pas mal, et Sorbais, dont le nom m'était tout autant inconnu que le visage, daigna glisser hors de sa caverne en polymachintruc, une tête courte et ronde. Sa grimace m'amusa, puis il m'apprit que ce n'en était pas une, nous riâmes à gorge déployée. Plus tard, Sorbais et moi apprîmes que nous étions dans la même promo à la fac. Nous nous retrouvions ainsi tous les matin à la gare pour achever notre itinéraire quotidien, et partager de la sorte nos idées, nos fantaisies, nos idéaux et nos fantasmes.

Sorbais n'était pas comme moi, il vivait d'indépendance et se donnait les moyens de n'être redevable envers personne. Intellectuellement, il se positionnait ni au dessus ni à coté de Proust, Marx, Sartre, Hegel ou Sophocle, il était juste à l'endroit où aucun de ces noms n'avait de sens. Ses passions se résumaient au féminin singulier, il adorait inconsidérément les femmes. A toutes, il trouvait une poussière sur laquelle il était capable d'adhérer lors de ses songes, gravitant autour de chacune d'entres elles comme un satellite. (Une image facile, je vous l'accorde.)

Un ami a souvent besoin d'être éveillé lorsque l'amour entre chez lui, ou plutôt d'être éclairé de façon à voir qui est cette personne qui trouve bon d'investir son domaine privé et affectif. Périodiquement, je rappellais à Sorbais combien celle ci était mauvaise, comment celle là le laisserait choir après satisfaction, et sur qui cette dernière avait vraiment jeté son dévolu. Sorbais m'en voulait régulièrement, et chaque week-end nous scellions à nouveau notre amitié sans pacte, ni acte de foi, autour d'un bon diabolo menthe arrosé de gin. (L'inverse n'est pas à exclure) La vie ordinaire plantait à nouveau ses serres dans le cou de nos existences fuyantes, en proie à l'ennui, et Sorbais devenait malgré sa capuche animale et son visage incroyablement expressif, l'homme le plus respectable de mes moisissures cycliques. (Autrement appellées années.)

Juin, sous la promenade verte des tilleuls, pas de bière pas de limonade.
Le temps était doux, paresseux, et Sorbais tomba amoureux. (Tralala!)
Au début, je ne m'inquiètais pas, il me parlait d'elle comme d'une nature morte, il m'en faisait la description, peignait la table supportant son cadavre embaumée, fignolait le cadre, puis basta. Petit à petit, il accorda une place singulière à la contemplation d'une beauté plus mécanique. Il me livrait sans interruption, son esquisse, son schéma de l'oeuvre architecturale. "La tête est reliée par ici au cou qui lui même s'articule aux épaules et induit un balancement alternatif et coordonné du bassin." Enfin, j'ai pris peur en cette après midi d'août qui n'en faisait plus de brûler nos langues, quand après avoir fini son verre, il déglutit et me dit : "Elle pense que je suis un mec bien."

Elle ..... "pense" ? "Mais Sorbais, voyons ! C'est une jeune fille, tout au plus elle ressent, mais... mais penser, c'est un acte cognitif important, c'est volontaire, c'est, c'est..."
Je fondais en larme, et il tentait de me rassurer sans savoir qu'il participait à aiguiser la douleur déja insoutenable : "on pourrait l'inviter ! je te la présenterai, elle est formidable, elle écrit des chansons et son frère joue dans un groupe."

Le retour ne fut accompagné d'aucune rancune pour ma part, je me gardais bien de ne pas profiter de chaque instant en compagnie de mon ami, et ce même lorsque la vie s'avérait ponctuée d'impondérables ennuyeux. Mon courroux refit pourtant surface quelques semaines après, au mois de septembre. Sorbais venait de moins en moins se promener pour passer les minutes, nos théories interminables et inaccessibles sur le monde ne l'intéressaient plus. La jeune fille l'occupait quasiment tout le temps, et le préoccupait quand il ne l'était pas. En cours, il changea de place, déserta le rang des génies pour celui de l'ingénue.

Enfin...
Un matin pluvieux de novembre, l'ether s'emplissait du terne des esprits et mon bus arrivait en avance à la grande flaque d'eau bétonnée. Je descendis les marches de la gare en prenant garde de ne pas glisser sur le ridicule. Sorbais et sa dulcinée venait de sortir eux aussi, par la gare routière. Ils se tenaient dans les bras l'un de l'autre. Je détournais le regard, je m'empressais de les dépasser, la tête rentrée, les épaules hautes.

Il ne me vit pas, mais ce que je vis, je ne l'oublierai jamais. Sous sa frange, que la pluie avait rendue huileuse, sa grimace s'évanouissait en un large sourire.