L'histoire de Pyrame et Thisbé a traversé les âges, et les coeurs de tous les jeunes amants qui en un point de leur idylle, sentirent que se liguait contre leur amour les instruments d'un destin jaloux. Que le destin est cruel quand il s'oppose, et résiste aux assauts de nos promesses ! Certes, mais il est tout aussi doux alors qu'il verse dans notre amère solitude la douceur d'une belle rencontre.
Au sommet de ses dix-sept ans, Pyrame devait remercier profondément le destin d'avoir mis Thisbé sur son chemin. Si les Dieux avaient fait don d'une grande beauté à l'un comme à l'autre, Pyrame était certainement le plus beau jeune homme de tous les déserts d'Orient, et la tendre Thisbé la plus gracieuse, et l'ampleur de leur amour naissant laissait présager qu'ils seraient bientôt amants. Un heureux hasard les avait fait voisins, et souvent Pyrame posait sa main sur le mur mitoyen en terre cuite, en pensant que Thisbé partageait ses soupirs de l'autre côté.
Des circonstances pareilles n'ont rien de fortuites, et il n'échappe pas à l'esprit de celui qui lit cette histoire que tout arrive à dessein. Gentil Pyrame, ne sens-tu pas l'émulation secrète du destin ? Et toi douce Thisbé, voudrais-tu croire qu'une main heureuse vous guide l'un vers l'autre ?
Hélas, quand ils l'apprennent, les pères de ces jeunes gens s'arment contre cet union, et souhaitent que du projet il ne reste qu'un long silence, ainsi qu'une série d'interdiction : Pyrame et Thisbé ne devaient plus s'adresser la parole à l'extérieur de leurs maisons. Passé l'abattement de la décision paternelle, les jeunes sentiments se nourrissent de ces contraintes, comme l'eau gagne en force lorsqu'elle se trouve contenue, et les premiers frissons deviennent de chaudes fièvres qui enflamment leurs coeurs emmurés.Tandis qu'un soir ils erraient chacun de leur côté, devant le mur qu'ils s'accordaient à haïr, Pyrame et Thisbé aperçurent une fissure par tous ignorée, et virent dans cette découverte le signe d'une bénédiction divine. Ils abandonnèrent bien vite les subterfuges, les périlleuses manoeuvres pour contourner l'interdiction, et qui leur laissaient parfois l'occasion d'échanger des messages sibyllins que la parole ne venaient jamais éclairer. Chacun se presse contre le mur, à l'affût des mots de l'autre, les lèvres avides de prononcer le nom aimé.
A travers le mur, le souffle de Pyrame était un murmure caressant, et Thisbé lui rendait pour chaque syllabe des baisers esquissés dans l'air complice. Cependant que leurs mots glissés doucement étanchaient leurs soifs, ils avaient faim de l'étreinte que le mur interdisait, et lui reprochaient vainement de ne leur offrir qu'un si petit espace pour s'aimer. Réveillée par la promesse d'un amour moins chaste, la témérité des jeunes amants les amena à conclure un projet qu'ils se promirent de mettre en exécution le soir même :
"Thisbé... , appelle doucement Pyrame, il y a trop longtemps que nous attendons ce que nos pères refusent, et le jour est pour eux un allier puissant. Mais la nuit Thisbé...! la nuit ne nous trahira pas ! Le grand mûrier, dont les fruits ont la blancheur du lait. Son ombre sera pour cette nuit notre demeure. Sais-tu le chemin qui y conduit ? Souviens toi, les boeufs s'abreuvent à la fontaine qui en est proche."
Ainsi avait parlé Pyrame, qu'un appétit nouveau rendait plus vaillant que d'ordinaire. Avec impatience Thisbé indique qu'elle sait où se rendre, et après s'être offert leurs derniers baisers factices, tous deux partent feindre le sommeil.
Chers amants, la ville et ses murailles offre une sécurité toute relative, mais à l'extérieur, là où vos coeurs ardents vous emmènent...la liberté est sauvage, les bêtes dévorent les bêtes, indifférents à la beauté de cet horizon infini. Prenez garde car voilà la lune qui revêt ses plus beaux habits, le sable rend son feu au soleil et sur la froide couche du désert, l'indomptable nuit s'éveille.
Sans crainte, Thisbé déjoue la surveillance parentale la première, parée d'un voile et silencieuse, elle parvient sous les branches du mûrier et s'assoie le coeur plein d'audace. Elle s'imagine Pyrame la tenant fermement de ses jeunes bras, l'enlaçant et bien plus encore que son imagination virginale ne put lui révéler.
Thisbé, trop occupée à jouer dans son esprit le rôle qu'elle tiendra cette nuit, ignore que non loin d'elle, une lionne s'avance pour boire l'eau fraîche de la vieille fontaine, repue d'un festin récent, le sang dégoutant de son énorme gueule. Thisbé se rend compte de sa présence menaçante alors que l'animal n'est plus qu'à quelques foulées de l'arbre. La vision de l'animal et de ses crocs ensanglantés l'épouvante. Thisbé s'enfuit vers une grotte qui, pensait-elle, serait un meilleur refuge. Pauvre Thisbé, instrument du destin, retourne toi dans ta fuite et observe. Regarde comme ses mécanismes se trouvent aussi dans les petites choses car ce voile aux pieds de l'arbre par toi oublié, est déjà devenu pour lui un rouage infaillible.
L'animal, intrigué par le mouvement de la jeune fille et par l'étoffe moirée qui offre de bien curieux reflets, s'avance avec nonchalance et déchire le voile de ses crocs puissants, puis, lassé de sa nouvelle proie, s'en retourne à l'immensité. Mais le mal est déjà fait, car voici Pyrame qui dans sa maison trouve enfin l'instant propice à son évasion. La porte tourne sur ses gonds, et la vigilance parentale est définitivement trompée.
Pyrame n'est pas long à arriver au lieu de rendez-vous, pâle et tremblant car il a identifié sur son chemin les traces d'un fauve, et craint qu'il ne soit encore dans les parages. Soudainement conscient du danger que court Thisbé, il se précipite sous les branches du mûrier et sourit un court instant à la vue du voile lui appartenant. Puis il se ravise, étourdi par ce qu'il vient de comprendre, ramasse le voile tâché de sang et tombe à genoux. Il ne fait plus de doute que Thisbé a été dévorée. Pyrame se lamente d'avoir mené sa bien-aimée à une mort affreuse, s'accuse longuement de sa culpabilité et prend la résolution de mettre fin à sa vie sous l'arbre qui aurait dû abriter leurs ébats.
Ses larmes inondent l'étoffe, ce monde lui est désormais insupportable; tout en inspirant à grands traits le parfum que n'a pas corrompu l'animal, il ramène à sa mémoire tous les baisers promis, et sans faillir tire son épée et la plonge dans sa poitrine. La blessure mortelle des chairs s'ajoute aux plaies de l'âme, et progressivement les recouvre. Alors, dans le même élan, Pyrame retire le fer et le sang jaillit assez haut pour se répandre sur les feuilles et les fruits du mûrier. Sous cette pluie sinistre, sur certains rameaux, les mûres blanches se teintent de pourpre.
Poussée par le désir de retrouver Pyrame, Thisbé surmonte son inquiétude et quitte sa caverne. Prudemment, elle s'avance dans le désert, scrutant l'horizon, alerte aux mouvements des ombres inquiétantes. En apercevant le mûrier, une impression étrange la submerge, c'est bien l'arbre où elle se trouvait plus tôt, mais de loin son aspect est changé. Craignant de s'être égarée, elle hésite sur la voie à suivre, mais son hésitation est de courte durée, car elle reconnait la silhouette du jeune Pyrame, vers lequel elle accourt.
Il est des images qui ont plus d'empire sur nos êtres, que tous les discours cherchant à faire entendre raison, et plus que la raison elle-même. Thisbé aima son jeune dormeur, qu'elle croyait assoupi à l'avoir trop attendue, et pendant quelques secondes ne put se résoudre à accepter que la plaie sur son ventre, et le sang versé soient siens.
"Mon bien-aimé, dit-elle doucement, que n'es tu pas ce que je croyais d'abord, un bienheureux veilleur, dont j'aurai perturbé le sommeil de mes baisers, comment une nuit qui devait enfin nous voir ensemble a-t-elle pu devenir la nuit où l'on t'enlève à mes bras impuissants; Quel ennemi perfide, quel hasard sacrilège, je veux t'entendre Pyrame; C'est moi Thisbé, donne moi ta main, je t'en prie, redresse-toi, ne pars pas maintenant."
Alors que les paupières de Pyrame déjà closes s'ouvrent une dernière fois, et qu'il reconnait Thisbé, celle-ci découvre le voile aux côtés de son défunt amant. Malgré la douleur qui la consume, elle comprend que Pyrame est son propre bourreau, et que lui seul a porté la lame en son sein. L'inexorable destin descend alors sur elle, et lui murmure en quelques mots ses volontés. Ainsi, au milieu des pleurs et du chagrin immense qu'elle subit, Thisbé adresse une ultime prière à son père et à celui de Pyrame.
Saisie d'une lucidité propre aux âmes que la mort réclame, la jeune vierge sait qu'elle est la cause de la mort de Pyrame, et implore que leurs deux corps qui n'ont jamais connu l'étreinte, reposent du moins éternellement l'un avec l'autre dans le tombeau.
"Et toi arbre innocent, je ne te demande qu'une chose, que les Dieux m'entendent, tu aurais pu être le témoin indiscret de notre amour, mais cette sombre nuit a fait de toi le spectateur de notre fin précoce, des mystères de l'amour qui resteront pour nous des mystères; Qu'aucun oubli ne vienne à passer sur toi,puisses-tu porter notre deuil, et le souvenir des deux amants dont le sang a arrosé tes fruits immaculés !" Après avoir prononcé ces mots, Thisbé prend l'arme de Pyrame et transperce vigoureusement sa poitrine encore tremblante, mélangeant son sang à celui qui recouvre encore la lame.
Qui saura dire ce que le destin voulu pour eux ? Soustraits aux lois des hommes, la couleur sur leurs joues s'est éteinte. Mais il n'est pas de notre ressort de lire la trame de l'éternité, car nos existences mortelles se lisent au fil de l'eau.
Tous furent émus du destin funeste des deux amants, y compris les pères qui n'eurent pas le coeur de les séparer, et aujourd'hui encore, dans les déserts d'Orient, sous quelque tombeau millénaire, les cendres de Pyrame et Thisbé partagent la même urne. Quant aux Dieux, émus eux-aussi, ils accédèrent aux voeux de Thisbé. Dorénavant, arrivé à maturité, les fruits du mûrier prennent cette couleur sombre que nous leur connaissons, et qui marquent pour toujours le deuil des amants que seule la mort parvint à réunir.